ait plus dispose a se secourir les uns
les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver
au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait,
l'on entendait les cris: "Arretez! Il y a un homme de tombe!" J'ai vu
un sergent-major de notre bataillon s'ecrier: "Arretez donc! Je jure
que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas releve et
ramene les deux hommes que l'on a laisses derriere!" C'est par sa
fermete qu'ils furent sauves.
Arrives au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir,
mais la pente etait tellement rapide et la glace si luisante, que l'on
n'osait se hasarder. Le general Roguet, quelques officiers et
plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, etaient tombes.
Quelques-uns se releverent, et ceux qui etaient assez forts pour se
conduire se laisserent aller sur le derriere, se gouvernant avec les
mains; d'autres, moins forts, se laisserent aller a la grace de Dieu.
C'est dire qu'ils roulerent comme des tonneaux. Je fus du nombre de
ces derniers, et je serais probablement alle me jeter dans un ravin et
me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore
fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arretant dans la
direction ou je devais m'arreter en roulant. Alors il enfoncait la
baionnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque
j'etais arrive, il s'eloignait encore en glissant et faisait de meme.
J'arrivai en bas meurtri, abime, et la main gauche ensanglantee.
Le general avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde
etait arrive et comme la veille on s'etait assure du nombre d'hommes
presents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand
jour etait venu: alors on s'apercut avec surprise que l'on aurait pu
eviter cette montagne en la tournant par la droite, ou il n'y avait
que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient apres nous
arrivaient de ce cote sans accident. Cette traversee m'avait fatigue,
a ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas
abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la
colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'etait
un Piemontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que
je ne l'avais vu.
Ceux qui ont toujours ete assez heureux pour conserver leur sante,
n'avoir pas les pieds geles et marcher toujours a la tete de la
colonne, n'ont pas vu les desastres comme ceux qui, comme moi, etai
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