quoi il n'avait
pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il
me repondit: "Non, Senor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous
en aurais donne avec plaisir, et pour rien!" Alors Faloppa, prenant un
des petits pots, le lui montra: "Et cela, ce n'est pas de la graisse,
dis, coquin d'Espagnol?" En regardant le petit pot, il change de
couleur et reste interdit. Presse de repondre, il nous dit que c'etait
vrai, que c'etait de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la
graisse de voleur); que lui etait le bourreau de la ville, et que ce
que nous avions trouve et avec quoi nous avions fait de la soupe,
etait de la graisse de pendus, qu'il vendait a ceux qui avaient des
douleurs, pour se frictionner.
A peine avait-il acheve, que toutes les cuillers lui volerent par la
tete; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous,
quoiqu'ayant tres faim, ne voulut plus manger des haricots, car la
soupe etait presque toute mangee. Il n'y avait que Faloppa qui
continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: "Et quand
cela serait? dit-il, la soupe etait bonne et les haricots encore
meilleurs!" En disant cela, il m'en offrait pour en gouter, mais un
mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans
l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-a-vis de notre
logement; je lui demandai quel etait l'individu chez qui nous etions
loges; il fit le signe de la croix en repetant a plusieurs reprises:
_Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'etait
la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de
degout, mais Faloppa, en partant, avait emporte le restant de la
graisse, avec laquelle il pretendait nous faire encore de la soupe. Je
fus oblige de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie,
lorsque nous n'avions rien a manger, il me disait toujours ce que j'ai
rapporte.
Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue,
preuve que nous avions assez bien marche. Il est vrai de dire que le
chemin se trouvait meilleur, mais, un instant apres, il devint
raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid etait tres vif, et
deja nous avions rencontre quelques individus qui se mouraient sur la
route, quoique vetus d'epaisses fourrures. Il faut dire aussi que
l'epuisement y etait pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois,
et je pense que, si je n'avais pas ete avec lui pour l'aider a se
relever, il serait reste sur l
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