juive qui fit l'affaire, qui le
decousit. On nous donna du genievre; ensuite nous sortimes, mais a
peine etions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore
plus fort, ainsi qu'au Liegeois, de sorte que je recommence a danser,
et le Liegeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de
marcher pour rejoindre le regiment. Pour toute reponse, nous le
prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du cote du fosse,
sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrive la, le
Liegeois glisse, tombe, et entraine le sergent-major ainsi que moi
dans le fosse et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents
cadavres, que l'on y avait jetes depuis deux jours[58]. A cette chute
inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colere,
sans cependant s'etre fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met a
jurer apres nous et le Liegeois a chanter; me prenant par les mains,
il voulait me faire danser.
[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les
premiers, avaient passe la Berezina et qui, ayant continuellement
chemine, s'etaient arretes dans le village, ou les juifs leur avaient
vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'etaient plus habitues de
prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)]
Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la
possibilite. Partout il se trouvait des glacons sous la neige, de
sorte que, lorsque nous avions depasse l'endroit ou il n'y avait plus
de cadavres, il nous etait impossible de marcher. En definitive, si
une compagnie de Westphaliens n'eut passe dans le moment, nous y
serions restes. L'on avanca une corde, mais, avec nos mains gelees,
nous ne pumes la tenir. On finit par nous descendre le cote d'une
voiture qui nous servit d'echelle; des Westphaliens nous aiderent a
remonter. Cette descente avait rendu le Liegeois et moi un peu plus
calmes. Nous rejoignimes le regiment qui s'etait arrete pres d'un
bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrames le
prince Eugene, vice-roi d'Italie, marchant a la tete d'un petit nombre
d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupes
autour de leurs drapeaux. Ils etaient extenues de fatigue. Ce
jour-la, nous fimes une forte journee; aussi nous laissames encore
beaucoup d'hommes en arriere, et nous allames coucher dans un village
abandonne ou nous trouvames de la paille pour nous coucher. La viande
de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus
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