es bien habille, bien portant, que je reconnus de
suite. Il se nommait Prinier; c'etait un de mes amis, passe officier
depuis huit mois. Surpris de le voir aller du cote d'ou nous venions,
je lui demandai, en l'appelant par son nom, ou il allait: il me
demanda a son tour qui j'etais. A cette sortie inattendue faite par un
camarade avec lequel j'avais ete dans le meme regiment pendant cinq
ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empecher de pleurer, en
voyant que c'etait parce que j'etais change et miserable qu'il ne me
reconnaissait pas. Mais, un instant apres: "Comment, mon cher ami,
c'est toi! Comme te voila malheureux!" En disant cela, il me presenta
une gourde pendue a son cote, dans laquelle il y avait du vin, en me
disant: "Bois un coup!" et, comme je n'avais qu'une main de libre, le
brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me
versait le vin dans la bouche.
Je lui demandai s'il n'avait pas rencontre les debris de l'armee; il
me dit que non, qu'ayant ete loge, la nuit derniere, dans un moulin
eloigne de la route d'un quart de lieue, il etait tres probable que la
colonne etait passee pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de
tristes traces par quelques cadavres apercus sur son chemin; que ce
n'etait que depuis hier qu'il savait, mais d'une maniere encore bien
vague, les desastres que nous avions eprouves; qu'il allait rejoindre
l'armee, comme il en avait l'ordre: "Mais il n'y en a plus
d'armee!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de
l'arriere-garde, commandee par le marechal Ney.--Dans ce cas, me
repondit-il, je vais rejoindre l'arriere-garde."
En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce
mouvement, il s'apercoit que j'avais un carton sous le bras; il me
demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'etaient des chapeaux,
et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'etait
precisement ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tete, son
schako de sous-officier.
Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait rechauffe l'estomac: je me
proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure apres avoir
quitte Prinier, j'apercus des feux.
C'etaient des chasseurs a pied. Je m'approchai comme un suppliant. On
me dit, sans me regarder: "Faites comme nous, allez chercher du bois
et faites du feu!" Je m'attendais a cette reponse; c'etait toujours ce
que l'on repondait a ceux qui se trouvaient isoles. Ils etaient six,
leur feu n'etait pa
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