ans cette position; pensant qu'il etait mort, nous
allions le mettre a l'ecart et prendre son manteau, mais il leva la
tete en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut.
C'etait l'armurier du regiment; il se mit a se lamenter en me disant:
"Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures,
lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amene
d'Espagne. Je viens d'etre oblige de l'abandonner. Il etait encore
charge de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passe le pont sans
toucher les planches, car j'ai ete porte, mais j'ai manque de mourir!"
Je lui dis qu'il etait encore tres heureux et qu'il devait remercier
la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.
Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous forca de
l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arriere. Le
desordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant
apres, lorsque le marechal Victor fut attaque par les Russes et que
les boulets et les obus commencaient a tomber dans la foule. Pour
comble de malheur, la neige recommenca avec force, accompagnee d'un
vent froid. Le desordre continua toute la journee et toute la nuit et,
pendant ce temps, la Berezina charriait, avec les glacons, les
cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargees de blesses
qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le desordre devint plus
grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le marechal
Victor commenca sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put,
avec sa troupe, traverser le pont. Une arriere-garde faisant partie du
9e corps etait encore restee de l'autre cote et ne devait quitter
qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore a tous ces
malheureux, sur la rive opposee, la possibilite de gagner l'autre
bord; mais, engourdis par le froid, ils resterent a se chauffer avec
les voitures que l'on avait abandonnees et brulees expres pour les en
faire partir.
Je m'etais retire en arriere avec dix-sept hommes du regiment et un
sergent nomme Rossiere. Un soldat du regiment le conduisait. Il etait
devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fievre[55]. Par
pitie, je lui pretai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba
beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours
par suite de la chaleur du grand feu et, par la meme raison, se
sechait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle etait
devenue tel
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