s ne pouvaient plus bouger. Nous entendimes
l'officier ordonner aux paysans qui avaient depouille les morts, de
remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus
besoin, et, comme ils n'executaient pas assez rapidement ce qu'il
venait de leur dire, il leur appliqua a chacun plusieurs coups de
fouet, et il fut obei. Ensuite nous entendimes qu'il disait a quelques
soldats qui le remerciaient: "Moi aussi, je suis Francais; il y a
vingt ans que je suis en Russie; mon pere y est mort, mais j'ai encore
ma mere. Aussi j'espere que ces circonstances nous feront bientot
revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas
la force des armes qui vous a vaincus, mais la temperature
insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, repond un blesse;
sans cela, nous serions a Saint-Petersbourg!--C'est peut-etre vrai",
dit l'officier. Le convoi se remit a marcher lentement.
Lorsque nous les eumes perdus de vue, nous allames a notre cheval, que
nous trouvames la tete dans la neige, cherchant des herbes pour se
nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous
pumes rallumer, et ou nous pumes rechauffer nos membres engourdis. A
chaque instant nous allions, chacun a notre tour, voir si l'on ne
voyait rien venir soit a droite, soit a gauche, lorsque tout a coup
nous entendimes quelqu'un se plaindre et vimes venir a nous un
malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont
la moitie etait brulee; sur sa tete, un mauvais bonnet de police; ses
pieds etaient enveloppes de morceaux de chiffons et attaches avec des
cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troue. Il avait
le nez gele et presque tombe; ses oreilles etaient tout en plaies. A
la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts
etaient tombes jusqu'a la derniere phalange. C'etait un des malheureux
que les Russes avaient abandonnes; il nous fut impossible de
comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se
precipita dessus avec avidite; on eut dit qu'il allait le devorer; il
s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fimes avec
peine avaler un peu de genievre: plus de moitie fut perdue, car il ne
pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement.
Les cris qu'il laissait echapper s'etaient apaises, ses dents ne
claquaient presque plus, lorsque nous le vimes de nouveau trembler,
palir et s'affaisser sur lui-meme, sans qu'un mot, sans qu'une plain
|