prevoyant que la journee serait terrible, a cause du vent
qui commencait a souffler. Je fis un trou a ma peau d'ours et je
passai ma tete dedans, de maniere que la tete de l'ours me tombat sur
la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais
elle etait tellement longue que la queue trainait a terre. Enfin l'on
battit la diane, ensuite la grenadiere, et quoiqu'il ne fut pas encore
jour, nous nous mimes en marche. Le nombre de morts et de mourants que
nous laissames dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin,
c'etait pire encore, car, sur la route, nous etions obliges d'enjamber
sur les cadavres que les corps d'armee qui nous precedaient laissaient
apres eux: mais c'etait bien plus triste encore pour ceux qui
marchaient apres nous. Ceux-la voyaient les miseres de tous ceux qui
marchaient en avant. Les derniers etaient les corps des marechaux Ney
et Davoust, ensuite l'armee d'Italie commandee par le prince Eugene.
Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut,
et, comme nous avions atteint les corps qui nous precedaient, nous
fimes une petite halte. La mere Dubois, notre cantiniere, voulut
profiter de ce moment de repos pour donner le sein a son nouveau-ne,
mais, tout a coup, elle jette un cri de douleur: son enfant etait mort
et aussi dur que du bois. Ceux qui etaient autour d'elle la
consolerent, en lui disant que c'etait un bonheur pour elle et pour
son enfant, et, malgre ses gemissements, on lui arracha son enfant
qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un
sapeur qui s'eloigna a quelques pas de la route, avec le pere de
l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le
pere, pendant ce temps, etait a genoux, tenant son enfant dans ses
bras. Lorsque le trou fut acheve, il l'embrassa et le deposa dans sa
tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini.
A une lieue plus loin, et pres d'un grand bois, nous arretames pour
faire la grande halte. C'etait l'endroit ou avait couche une partie de
l'artillerie et de la cavalerie; la se trouvaient beaucoup de chevaux
morts et depeces, et une plus grande quantite que l'on avait ete
oblige d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se
laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tues pendant la
nuit ou qui etaient morts de fatigue ou d'inanition etaient tellement
geles, qu'il etait impossible d'en couper. J'ai remarque, pendant
cette marche desastreuse, que l'on nous
|