faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il etait cuit.
Depuis notre depart de Moscou, l'on voyait, chaque jour, a la suite de
la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelee de quatre
chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux,
soit qu'on les eut tues ou voles pour les manger, ou qu'ils eussent
succombe. Dans cette voiture etait une dame jeune encore, probablement
veuve, avec ses deux enfants, qui etaient deux demoiselles, l'une agee
de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait
Moscou et que l'on disait d'origine francaise, avait cede aux
instances d'un officier superieur de la Garde, a se laisser conduire
en France.
Peut-etre avait-il l'intention d'epouser la dame, car deja cet
officier etait vieux; enfin, cette malheureuse et interessante famille
etait, comme nous, exposee au froid le plus rigoureux et a toutes les
horreurs de la misere, et devait la sentir plus peniblement que nous.
Le jour commencait a paraitre, lorsque nous arrivames a l'endroit ou
notre regiment avait couche; deja le mouvement general de l'armee
etait commence; depuis deux jours il etait facile de voir que les
regiments etaient diminues d'un tiers, et qu'une partie des hommes que
l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journee
qui allait commencer; l'on voyait marcher a la suite, ou plutot se
trainer, les equipages dont notre regiment devait faire
l'arriere-garde; c'est la ou j'apercus encore la voiture renfermant
cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la
route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier
superieur, qui paraissait tres affecte; arrivee sur la route, elle fit
halte a l'endroit meme ou j'etais arrete; alors j'entendis des
plaintes et des gemissements; l'officier superieur ouvrit la portiere,
y entra, parla quelque temps et, un instant apres, il presenta a deux
sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'etait
une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle etait vetue d'une
robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la meme etoffe
garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, etait belle
encore, mais maigre. Malgre notre indifference pour les scenes
tragiques, nous fumes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte,
j'en fus touche jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer
l'officier.
Au moment ou les sapeurs emporterent cette jeune personne qu'ils
placerent sur
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