Un instant Marius hesita, comme s'il eut cherche des expressions pour
ce qu'il lui restait encore a dire. Puis:
--Il est de mon devoir, reprit-il, de ne vous rien cacher de la
verite. La tache est lourde. Les intrigants obscurs d'il y a dix ans
sont devenus de gros financiers, retranches derriere leurs sacs d'ecus
comme derriere un rempart inexpugnable. Isoles jadis, ils ont su
grouper autour d'eux des interets puissants, des complices haut
places, et des amis dont la grande situation les protege. Ayant
reussi, ils sont absous. Ils ont pour eux ce qu'on appelle la
consideration publique, cette chose idiote qui se compose de
l'admiration des imbeciles, de l'approbation des gredins, et du
concert des vanites interessees. Quand ils passent, au galop de
leurs chevaux, dans le nuage de poussiere que souleve leur voiture,
insolents, impudents, gonfles de l'epaisse fatuite de l'argent, on
salue jusqu'a terre.
On dit: "Ce sont d'habiles gens!" Et dans le fait, oui, adresse ou
bonheur, ils ont jusqu'ici evite la police correctionnelle, ou tant
d'autres sont alles s'echouer. Ceux qui les meprisent en ont peur et
leur tendent la main. Ils sont d'ailleurs assez riches pour ne plus
voler eux-memes... ils ont des employes pour cela.
L'energie du mepris donnait a M. de Tregars une vigueur nouvelle,
pendant qu'il tracait ce sombre tableau de sa situation.
Et c'est d'une voix apre et breve qu'il poursuivait:
--Si je vous dis ces choses, o mon amie, c'est que je vais engager une
partie decisive, et que je ne suis pas sur de la gagner. Je ne m'abuse
pas. Le jour ou j'eleverai la voix pour accuser, ce sera contre moi
une clameur furibonde.
Je verrai se dresser tout ce que Paris compte de financiers suspects,
de louches industriels, des tripoteurs vereux, tous les faiseurs
enrichis, tous ceux dont la fortune est greffee sur une gredinerie.
C'est une armee. On voudra savoir quel est ce trouble-fete, ce fou
furieux, qui s'avise de fouiller dans le passe des gens, et de
reveiller des histoires oubliees. On dira que je n'ai pas un sou, et
que ceux que j'accuse ont des millions. Alors, ce sera moi, peut-etre,
qui passerai pour un malhonnete homme. On tachera de prouver que je
specule sur le scandale, et que tous les millionnaires sont exposes a
rencontrer des gens qui essayent de les faire chanter.
Mais Mlle Gilberte n'etait pas de celles que la lutte epouvante.
--Qu'importe!... s'ecria-t-elle.
M. de Tregars hochait la te
|