enir assez en garde contre les illusions du
langage, contre les deceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne
le serait la pure science de la pensee et de l'expression. Que
d'observateurs du monde n'ont enfante que le roman du monde! que de
descriptions de la nature ont abouti a une science de mots!
Mais si celui qui veut faire un systeme sur la nature des choses ne
reussit trop souvent qu'a aligner sous le cordeau de la logique des
denominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse,
les esprits occupes uniquement de la terminologie de la science
s'epuisent a la regulariser, a la distribuer dans les compartiments
d'un plan analytique, a en separer les termes par la distinction, a les
rapprocher par l'analogie; et grace a ce besoin et a ce pouvoir qui est
en nous d'imposer des noms aux etres ils prennent bientot pour des etres
les noms eux-memes, et attribuent une realite factice a ces mots si bien
classes et si bien definis. L'intelligence qui, absorbee par l'etude du
langage, semble avoir perdu le sens de la realite, et se contenter des
apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la realite
a ces apparences, materialise, anime, personnifie les etres de raison
que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu
n'etre que terminologique devient peu a peu ontologique; mais elle le
devient dans l'ordre inverse de la verite, et soumet le monde a la loi
du langage, au lieu de faire le langage a l'image du monde. C'est alors
que la science peut etre accusee d'etre une science de mots; elle risque
de ne jamais autant meriter ce reproche qu'au moment ou elle pretend
l'eviter.
Je laisserais ma pensee trop incomplete si je ne disais que la necessite
de faire une part a ces trois procedes de l'esprit, que l'impossibilite
prouvee par vingt experiences d'en proscrire absolument aucun ou
d'essayer impunement de le faire, pese sur la philosophie, et nous
oblige a les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir
s'y placer tour a tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre.
Livre a lui-meme et sous l'empire des necessites de la vie, l'esprit
mele tout ensemble, et cette synthese fait dans la pratique sa force et
sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la realite,
la concoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce
qu'elle a percu et ce qu'elle a concu,
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