mporel les persecutait quelquefois, mais ne les dedaignait
pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes,
separees par tant d'obstacles, exposees a tant de tyrannies, une
veritable republique des lettres, une societe tout intellectuelle que
l'Eglise universelle ou du moins l'Eglise latine, enserrait dans son
vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance meme,
a ceux qui s'en montraient les citoyens eminents. La force, qui dans
le champ de la politique exercait un empire si absolu, s'arretait avec
respect, meme avec deference, devant le genie ou le simple savoir,
revetu d'un caractere sacre et populaire a la fois; on admirait ce que
l'on ne comprenait pas.
Abelard, a travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme
au monde des douceurs de la renommee. Les philosophes de la Grece
n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine celebrite. Chez les
modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre
a ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul,
peut-etre, et sa situation dans le XVIIIe siecle, nous donneraient
quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abelard. Ceux memes qui
le blamaient ou ne l'osaient defendre, l'appelaient _un philosophe
admirable, un maitre des plus celebres dans la science_. "Nos siecles,"
dit un chroniqueur, "n'ont point vu son pareil; les premiers siecles
n'en ont point vu un second[359]." Un ecrivain du temps emploie pour
lui ce mot, qu'il invente peut-etre, ce titre d'esprit _universel_ qui
semble avoir ete precisement retrouve pour Voltaire; d'autres ont dit
que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il etait _plus grand que les
plus grands_, que _sa capacite_ etait _au-dessus de l'humaine mesure_;
et ce siecle, qui avait le culte de l'antiquite, l'a mis au rang des
Platon, des Aristote, et, chose plus etrange, des Ciceron et des
Homere[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si general, il
faut ajouter au merite reel de ses ouvrages, la puissance et le charme
de son elocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et
d'eclat que dans la bouche d'Abelard. Aussi couvrit-il la chretiente de
ses disciples. On dit que de son ecole sont sortis un pape, dix-neuf
cardinaux, plus de cinquante eveques ou archeveques de France,
d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le celebre Pierre
Lombard, eveque de Paris, celui qui constitua la philosophie theologique
de l'universite par son livre fameux, le _
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