me donner le temps d'y faire
rien entrer. J'aspire a avoir une annee tout entiere de solitude et de
liberte complete, afin de m'entasser dans la tete tous les
chefs-d'oeuvre etrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets
un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner a discretion.
Mais, moi, quand j'ai barbouille du papier a la tache, je n'ai plus de
facultes que pour aller prendre du cafe et fumer des cigarettes sur la
place Saint-Marc, en ecorchant l'italien avec mes amis de Venise.
C'est encore tres agreable, non pas mon italien, mais le tabac, les
amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de
baguette et jouir de ton etonnement.
Nous savons si peu ce qu'est l'architecture, et notre pauvre Paris est
si laid, si sale, si rate, si mesquin, sous ce rapport! Il n'y a
pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-etre materiel.
L'industrie y triomphe de tout et supplee a tout; mais, quand on n'est
pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent ecus
par mois, je vis mieux qu'a Paris avec trois cents. Pourquoi diable,
toi et ta femme, qui etes independants, qui n'avez ni place, ni
famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne
venez-vous pas vous etablir ici? Vous y feriez des economies en y
vivant tres bien; vous y eleveriez votre fille aussi bien que partout
ailleurs. Vous y auriez mille commodites que vous ne pouvez avoir a
Paris: un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec
un gondolier qui serait en meme temps votre domestique; le tout pour
soixante francs par mois; ce qui represente a Paris une voiture, une
paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c'est-a-dire douze
a quinze mille francs par an. Le bois et le vin a tres bas prix; les
habits, les marchandises de toute sorte; les denrees de tout pays a
moitie prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin
quatre francs. Hier, nous avons ete au cafe, nous etions trois; nous y
avons pris chacun trois glaces, une tasse de cafe et un verre de
punch, plus des gateaux a discretion pour completer les jouissances de
deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coute, en tout, quatre
livres autrichiennes la livre autrichienne vaut un peu moins de
dix-huit sous de France.
Si vous voulez y venir, comme j'y retournerai passer l'hiver prochain,
je vous y piloterai. Le voyage vous coutera mille francs, pour vous
deux; mais vous y vivrez pour mille ecus
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