ne fois pour toutes, que tu ne dois rien dire
de ce que je t'ecris, pas meme les choses en apparence les plus
indifferentes.
Tu vas donc chez la reine? c'est fort bien, tu es encore trop jeune
pour que cela tire a consequence; mais, a mesure que tu grandiras, tu
reflechiras aux consequences des liaisons avec les aristocrates. Je
crois bien que tu n'es pas tres lie avec Sa Majeste et que tu n'es
invite que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si
tu avais dix ans de plus, tes opinions te defendraient d'accepter ces
invitations.
Dans aucun cas un homme ne doit dissimuler, pour avoir les faveurs de
la puissance, et les amusements que Montpensier t'offre sont deja des
faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent a rien; mais, s'il
arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions,
tu repondrais, j'espere, comme il convient a un enfant, que tu ne peux
pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sure, comme il convient
a un homme, que tu es republicain de race et de nature; c'est-a-dire
qu'on t'a enseigne deja a desirer l'egalite, et que ton coeur se sent
dispose a ne croire qu'a cette justice-la. La crainte de mecontenter
le prince ne t'arreterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal,
tu etais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui
deplaire par ta franchise, ce serait deja une grande lachete.
Il ne faut pourtant jamais d'arrogance deplacee. Si tu allais dire,
devant cet enfant, du mal de son pere, ce serait un espece de crime.
Mais, si, pour etre bien vu de lui, tu lui en disais du bien, lorsque
tu sais qu'il n'y a que du mal a en dire, tu serais capable de vendre
un jour ta conscience pour de l'argent, des plaisirs ou des vanites.
Je sais que cela ne sera pas; mais je dois te montrer les
inconvenients des relations avec ceux qui se regardent comme
superieurs aux autres, et a qui la societe donne, en effet, de
l'autorite sur vous.
Garde-toi donc de croire qu'un prince soit, par nature, meilleur et
plus utile a ecouter qu'un autre homme. Ce sont, au contraire, nos
ennemis naturels, et, quelque bon que puisse etre l'enfant d'un roi,
il est destine a etre tyran. Nous sommes destines a etre avilis,
repousses ou persecutes par lui.
Ne te laisse donc pas trop eblouir par les bons diners et par les
fetes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-a-dire, fier,
prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coutent l'honneur et la
sincerite.
Bonsoir,
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