me
plaindre, meme seule, la nuit sous l'oeil de Dieu. Et pourtant je
passe de longues heures tete a tete avec dame _Fancy_[1]. Je ne me
couche jamais avant sept heures du matin; je vois coucher et lever le
soleil, sans que ma solitude soit troublee par un seul etre de mon
espece. Eh bien, je vous jure que je n'ai jamais moins souffert. Quand
je me sens disposee a la tristesse, ce qui est fort rare, je me
commande le travail, je m'y oublie et je reve alternativement. Une
heure est donnee a la corvee d'ecrire, l'autre au plaisir de vivre.
Ce plaisir est si pur dans ce temps-ci, avec tous ces chants d'oiseaux
et toutes ces fleurs! Vous etes trop jeune pour savoir combien il est
doux de ne pas penser et de ne pas sentir. Vous n'avez jamais envie le
sort de ces belles pierres blanches qui, au clair de lune, sont si
froides, si calmes, si mortes. Moi, je les salue toujours quand je
passe aupres d'elles, la nuit, dans les chemins. Elles sont l'image de
la force et de la purete. Rien ne prouve qu'elle soient insensibles au
plaisir de ne rien faire. Elles contemplent, elles vivent d'une vie
qui leur est propre. Les paysans sont convaincus que la lune a une
action sur elles, _que le clair de lune casse les pierres et degrade
les murs_. Moi, je le crois. La lune est une planete toute de glace et
de marbre blanc. Elle est pleine de sympathie pour ce qui lui
ressemble, et, quand les ames solitaires se placent sous son regard,
elle les favorise d'une influence toute particuliere. Voila pourquoi
on appelle les poetes _lunatiques_. Si vous n'etes pas contente de
cette dissertation, vous etes bien difficile.
Si vous voulez que je vous parle _histoire ancienne_, je vous dirai de
madame A..., que je n'ai jamais eu de sympathie pour elle. J'ai eu
beaucoup d'estime pour son caractere; mais, un beau jour, elle m'a
fait une mechancete, la chose du monde que je comprends le moins et
que je puis le moins excuser. Depuis que je ne vous ai ecrit, elle m'a
fait amende honorable. Est-ce bonte? Est-ce legerete de tete et de
coeur? Je n'ai plus guere confiance en elle, et, sans la maltraiter
(car, a vrai dire, d'apres cette conduite fantasque, je m'apercois que
je ne la connais pas du tout), je m'eloignerai d'elle avec soin. Je ne
veux pas la juger; mais il y a sur la figure de celle chez qui l'on a
surpris un mauvais sentiment quelque chose qui ne s'efface plus et qui
vous glace a jamais. Je suis toute d'instinct et de premier mouvement.
N'etes
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