verite de l'idee d'essence, Abelard l'a-t-il
niee? Le conceptualisme est-il condamne a la nier? je ne le pense pas.
Pour la nier, encore une fois, il faudrait dire: il n'y a que des
individus, et ils n'existent qu'en tant qu'individus. Or il est possible
que le nominalisme ait dit cela, mais ce n'est point ce qu'a dit
Abelard. Il y a en effet deux hypotheses egalement fausses, la
separation de l'essence et de l'individu, et l'abolition de leur
difference. Le realisme est tombe dans la premiere, et le nominalisme
dans la seconde. Mais Abelard n'a rien fait de cela; ce n'est certes
pas lui qui abolit la difference. Il n'a nie comme faits aucun des
fondements de la distinction des genres et des especes. Suivant lui, les
seules unites sensibles, les seules essences distinctes et reelles sont
en effet des individus; mais dans l'individu humain, il y a ce qui est
commun a tous les animaux, c'est la matiere ou le genre; il y a de plus
ce qui distingue les hommes des animaux et ce qui est commun a tous
les hommes: c'est la difference specifique ou la forme essentielle de
l'humanite: de la l'espece. La matiere et la forme sont les elements
reels de l'humanite. D'ou il resulte que la distinction des genres
et des especes est reelle, et l'on voit que loin de meconnaitre les
caracteres communs qui decelent et constituent dans les individus une
essence on une nature speciale, Abelard realise, sous le nom de forme
essentielle, cet element integrant et constitutif sans lequel il n'y
aurait qu'une matiere indeterminee, ou des fragments infinis en nombre,
sans liaison, sans caractere assignable, une creation sans ordre, qui
echapperait a la raison humaine.
En effet, il y a ici, pour le repeter encore, deux ecueils a eviter:
l'un, le realisme absolu qui absorberait l'individu dans l'etre
universel, et que je n'hesiterais pas a nommer, avec Bayle, un
spinozisme non developpe; l'autre, un nominalisme radical qui serait au
fond un individualisme absolu. La formule de cette doctrine serait: "Il
n'existe que des substances distinguees par des accidents propres."
Alors les caracteres de l'animal, ceux de l'homme ne seraient que des
accidents fortuits de ces fragments, ou plutot de ces agregats isoles
que nous appelons individus. C'est fictivement et vainement que notre
esprit comparerait et assimilerait ces accidents, et qu'il se formerait
ainsi des classes. Ces classes, conceptions gratuites, n'auraient de
reel que leurs noms, et nous ne ce
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