miere pendant soixante ans,
s'il le faut, les idees courantes, et produire des oeuvres d'art
distinguees selon les formules connues. Ce n'est pas un monument a
elever; c'est une fortune litteraire a faire. Il la fera, comme il a
fait l'autre, avec beaucoup de suite, d'ardeur et de decision.
Et il aura toute sa vie les defauts du bourgeois francais. Sans etre
precisement cruel, et meme tout en ne detestant point donner quand on
le regarde, il sera bien dur pour les petits, et bien meprisant pour
la "canaille"; persecuteur, quand il pourra persecuter avec une "suite
enragee", comme disait de Saint-Simon le duc d'Orleans. On le verra
poursuivre un Rousseau, qui ne lui a rien fait, que lui dire une
sottise, avec un acharnement incroyable, le denoncer comme ennemi de la
religion, et, a ce titre, au moment ou le malheureux est deja proscrit
et traque partout, crier qu'il faut "punir capitalement un vil
seditieux"[64], ce qui est un peu fort peut-etre dans la bouche d'un
adversaire de la peine de mort.
[Note 64: Sentiment des citoyens (1764).]
On le verra, incapable de pardon, denoncer de Brosses comme un voleur a
toute l'Academie francaise, dans vingt lettres furibondes, parce qu'il
a eu un proces de marchand de bois avec de Brosses; tempeter contre
Maupertuis par dela le tombeau, vingt ans apres la mort du pauvre
savant, dans toutes les lettres qu'il ecrit a Frederic; ne jamais
manquer de reclamer les galeres, la Bastille et le Fort-l'Eveque contre
tous les Freron, Coger, Desfontaines ou La Beaumelle qui le genent. La
prison pour qui l'attaque sera toujours tenue par lui comme son droit
strict. Jamais l'idee de la liberte de penser contre lui n'a pu entrer
dans son esprit. Ses amis, sur tous les tons, lui disent: "Laissez cela;
dedaignez. Si vous croyez que cela vaille la peine...." Il ne veut rien
entendre. Il n'a ni le detachement du philosophe, ni l'elevation du vrai
artiste. Il ne songe qu'a ecraser ce qui, etant au-dessous de lui, ne
l'adule pas.
En revanche, il ne songe qu'a aduler ce qui, a quelque titre que
ce soit, est au-dessus. Empereurs, imperatrices, rois, princes,
grands-ducs, ducs, maitresses des rois, et que ce soit Catherine II,
Pompadour, Frederic ou Du Barry, pour ceux-la les apotheoses sont
toujours pretes, et de ceux-la les familiarites, meme meurtrissantes,
toujours bien recues. Frederic l'a traite comme un valet; mais a
celui-ci on pardonne, "et la moindre faveur d'un coup d'oeil caressant
nou
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