je suis accable de
tristesse et d'ennui. Mettez, dans mon esprit ce charme et cette douceur
que je sentais autrefois et qui fuient loin de moi. Vous n'etes jamais
si divines que quand vous menez a la sagesse et a la verite par le
plaisir... Divines muses, je sens que vous m'inspirez... Vous voulez que
je parle a la raison: _elle est le plus parfait, le plus noble et le
plus exquis de tous les sens_."
Il a parle a la raison; pendant vingt annees il a eu avec elle un
entretien continu, plein de sincerite, d'abondance de coeur, d'infinis
et renaissants plaisirs. Il s'eveillait "avec une joie secrete de voir
la lumiere", et son ame aussi voyait avec une joie pleine et une sorte
d'elargissement se lever en elle a chaque jour la lumiere pure d'une
idee nouvelle. Il s'est penetre d'idees et en a fait comme sa substance.
Il a cru qu'elles devaient gouverner le monde, ce qui est peut-etre
vrai, et qu'elles pouvaient facilement le gouverner, parce qu'il etait
tout entier gouverne par elles. Il a voulu mettre dans l'organisation du
monde beaucoup de raison, et meme beaucoup de raisonnement, parce que,
si le raisonnement n'est pas la raison, il en est la marque, ou, du
moins, le signe qu'on la cherche.
Il est si prodigieux pour son temps qu'avant lui on ne se doutait meme
pas de la science ou il reste le maitre. Il inspire le temps qui le
suit, tout en le depassant, a ce point que Rousseau ne fait que pousser
a l'extreme et mettre en systeme _une_ des idees de Montesquieu, presque
dedaignee par lui parmi tant d'autres. Apres avoir cherche loin de lui
sa lumiere, la France revint a lui, et longtemps chercha a s'organiser
selon sa pensee; et maintenant qu'elle l'a definitivement abandonne,
quelques-uns se demandent si elle a raison, si notre histoire meme a
raison contre lui. Et a mesure que sa pensee devient moins applicable,
que ce soit par sa faute ou par la notre, elle n'en parait que plus
belle, devenant purement artistique, et comme l'esquisse lumineuse d'un
ideal.
On ne peut lui reprocher d'avoir embrasse trop de choses pour avoir pu
tout approfondir. Il court trop vite au travers de la multitude d'objets
qu'il rencontre. "Il annonce plus qu'il ne developpe", dit admirablement
Voltaire. Et encore on sent bien qu'il y a la insuffisance de nos yeux
et non des siens. Tout ce qu'il a vu, il l'a penetre; il a seulement
trop compte que nous le penetrerions aussi vite et aussi a fond que
lui. "Je suis, dit-il lui-meme, avec so
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