s, fort lourd, tres mal bati et completement vide, qui a ete
acclame avec une veritable furie d'enthousiasme.
Le cas de M. Paul Deroulede est un des cas les plus curieux de notre
litterature actuelle. Il s'est fait une jolie place dans les tendresses
de la foule, en prenant la situation vacante de poete-soldat. Nous
avions le soldat-laboureur, d'Horace Vernet; nous avons aujourd'hui le
soldat-poete. Je viens de nommer Horace Vernet, ce peintre mediocre qui
a ete si cher au chauvinisme francais. M. Paul Deroulede est en train de
le remplacer. Ajoutez que nos desastres font en ce moment de l'armee
une chose sacree. Cela rend la position de poete-soldat absolument
inexpugnable. Il est tres difficile d'insinuer qu'il fait des vers
mediocres, sans passer aussitot pour un mauvais citoyen. On vous
regarde, et on vous dit: "Monsieur, je crois que vous insultez l'armee!"
Certes, M. Paul Deroulede fait bien mal les vers, mais il a de si beaux
sentiments! Ah! les beaux sentiments, on ne se doute pas de ce qu'on
peut en tirer, quand on sait les employer avec adresse. Ils sont une
reponse a tout, ils sont "la tarte a la creme" de notre grand comique.
"La piece me parait faible.--Mais l'honneur, Monsieur!--Il n'y a pas
d'action du tout.--Mais la patrie, Monsieur!--L'intrigue recommence a
chaque acte.--Mais le devouement, Monsieur!--Enfin, je m'ennuie.--Mais
Dieu, Monsieur! Vous osez dire que Dieu vous ennuie!" Cette facon
d'argumenter est sans replique. Il est certain que l'honneur, la patrie,
le devouement et Dieu sont des preuves ecrasantes du genie poetique de
M. Paul Deroulede.
Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins
parmi les spectateurs. Ceux-la applaudissent plus fort. C'est si bon de
se croire honnete, de passer une soiree a manger de la vertu en tirades,
quitte a reprendre le lendemain son petit negoce plus ou moins louche!
Qu'importe l'oeuvre! Il suffit que l'auteur jette des gateaux de miel au
public. Le public se donne une indigestion de flatteries. Il est grand,
il est noble, il est honnete. C'est un attendrissement general. Pas
de vices, a peine un coquin en carton, qui est la pour servir de
repoussoir. Bravo! bravo! que tout le monde s'embrasse, et que le
mensonge dure jusqu'a minuit!
La salle de l'Odeon tremblait sous l'ouragan des bravos. Chaque couplet
patriotique etait accueilli par des trepignements. Des personnes, je
crois, ont ete trouvees sous les bancs, evanouies de bonheur.
|