'inventer la forme de la poesie francaise. Je
regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes ecrivains a
moustache, qui, vers trente ans, a force de se creuser le cerveau,
passent du temperament athletique au nerveux, les beaux et braves
colonels que cela aurait faits hier encore sous l'Empire. En un mot, ce
ne sont en litterature aujourd'hui que vocations factices, inquietes et
surexcitees, qui usurpent et font loi. L'elite des connaisseurs n'existe
plus, en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isole et ne
sait ou trouver l'oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et
quand ils sauraient se rencontrer, les delicats, ce qui serait fort
agreable pour eux, qu'en resulterait-il pour tous? car, par le bruit,
qui se fait, entendrait-on leur demi-mot; et, s'ils elevaient la voix,
les voudrait-on reconnaitre? Voila quelques-unes de nos plaies. Au temps
de M. Joubert, il n'en etait pas encore ainsi. Deja sans doute les
choses se gataient: "Des esprits rudes, remarque-t-il, pourvus de
robustes organes, sont entres tout a coup dans la litterature, et ce
sont eux qui en pesent les fleurs." La controverse, il le remarque
aussi, devenait hideuse dans les journaux; mais l'_amenite_ n'avait pas
fui de partout, et il y avait toujours les _belles-lettres_. Lui qui
avait besoin, pour deployer ses ailes, _qu'il fit beau_ dans la societe
autour de lui, il trouvait a sa portee d'heureux espaces; et j'aime a
le considerer comme le type le plus eleve de ces connaisseurs encore
repandus alors dans un monde qu'ils charmaient, comme le plus original
de ces gens de gout finissants, et parmi ces conseillers et ces juges
comme le plus inspirateur.
La classe libre d'intelligences actives et vacantes qui se sont succede
dans la societe francaise a cote de la litterature qu'elles soutenaient,
qu'elles encadraient, et que, jusqu'a un certain point, elles formaient;
cette dynastie flottante d'esprits delicats et vifs aujourd'hui perdus,
qui a leur maniere ont regne, mais dont le propre est de ne pas laisser
de nom, se resume tres-bien pour nous dans un homme et peut s'appeler M.
Joubert.
Ainsi, de meme que M. de Fontanes a ete veritablement le dernier des
poetes classiques, M. Joubert aurait ete le dernier de ces membres
associes, mais non moins essentiels, de l'ancienne litterature, de ces
ecoutants ecoutes, qui, au premier rang du cercle, y donnaient souvent
le ton. Ces deux roles, en effet, se tenaient naturellement, et
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