beaux germes avortes sont tombes sur le rocher. La nature en tous
les ordres n'est pleine que de cela. Mais ici un sort particulier, une
fatalite etrange marque et distingue l'infortune du poete dont nous
parlons: il a ses stigmates a lui. Si Bertrand fut mort en 1830, vers
le temps ou il completait les essais qu'on publie aujourd'hui pour la
premiere fois, son cercueil aurait trouve le groupe des amis encore
reunis, et sa memoire n'aurait pas manque de cortege. Au lieu de cette
opportunite du moins dans le malheur, il survecut obscurement, se fit
perdre de vue durant plus de dix annees sans donner signe de vie au
public ni aux amis; il se laissa devancer sur tous les points; la mort
meme, on peut le dire, la mort dans sa rigueur tardive l'a trompe.
Galloix, Farcy, Fontaney, ont comme preleve cette fraicheur d'interet
qui s'attache aux funerailles precoces; et en allant mourir, helas!
sur le lit de Gilbert apres Hegesippe Moreau, il a presque l'air d'un
plagiaire.
Nous venons, ses oeuvres en main, protester enfin contre cette serie de
mechefs et de contre-temps combles par une terminaison si funeste. Quand
meme, en mourant, il ne se serait pas souvenu de nous a cet effet, et ne
nous aurait pas expressement nomme pour reparer a son egard et autant
qu'il serait en nous, ce qu'il appelait _la felonie du sort_, nous
aurions lieu d'y songer tout naturellement. C'est un devoir a chaque
groupe litteraire, comme a chaque bataillon en campagne, de retirer et
d'enterrer ses morts. Les indifferents, les empresses qui surviennent
chaque jour ne demanderaient pas mieux que de les fouler. Patience un
moment encore! et honneur avant tout a ceux qui ont aime la poesie
jusqu'a en mourir!
Louis-Jacques-Napoleon Bertrand naquit le 20 avril 1807, a Ceva en
Piemont (alors departement de Montenotte), d'un pere lorrain, capitaine
de gendarmerie, et d'une mere italienne. Il revint en France, a la
debacle de l'Empire, age d'environ sept ans, et gardant plus d'un
souvenir d'Italie. Sa famille s'etablit a Dijon; il y fit ses etudes, y
eut pour condisciple notre ami le gracieux et sensible poete Antoine de
Latour; mais Bertrand, fidele au gite, suca le sel meme du terroir et se
naturalisa tout a fait Bourguignon.
Dijon a produit bien des grands hommes; il en est, comme Bossuet, qui
sortent du cadre et qui appartiennent simplement a la France. Ceux qui
restent en propre a la capitale de la Bourgogne, ce sont le president de
Brosses, La Monno
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