ape, quatre vieillards etaient
assis, lui, le general La Fayette, le general Mathieu Dumas et M.
de Barbe-Marbois; le plus jeune des quatre etait septuagenaire; ils
causaient ensemble de la situation politique et de leurs craintes, des
revolutions qu'ils avaient vues et de celles qu'ils presageaient
encore. C'etait un spectacle touchant et inexprimable pour qui l'a pu
surprendre, que cet entretien prudent, fin et doux, que ces vieillesses
amies dont l'une allait etre bien jeune encore, et dont aucune n'etait
lassee.
[Note 180: Le 27 aout 1830.]
Mais j'aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti a la
morale familiere dont M. de Segur n'etait un si fidele et si persuasif
organe que parce qu'il la pratiqua. Sa bonte de coeur attentive et
delicate ne se dementit pas un seul jour au milieu des souffrances
souvent tres-vives qui precederent sa fin. Un jour qu'il dictait selon
sa coutume, son secretaire distrait peut-etre, ou entendant mal la voix
deja alteree, lui fit repeter le meme mot deux et trois fois; a la
troisieme, un mouvement de vivacite et d'humeur echappa. La dictee
continuant, M. de Segur eut soin d'adresser a plusieurs reprises la
parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire;
mais il put deviner, a l'accent un peu emu des reponses, l'impression
penible qu'il avait causee. La dictee s'achevait et le secretaire
finissait d'ecrire, lorsque tout d'un coup il apercut le vieillard de
soixante-dix-huit ans qui s'etait leve du canape ou il reposait et qui
s'approchait de lui en tatonnant: "Mon ami, je vous ai fait tout
a l'heure de la peine, pardonnez-moi." Ce furent ses paroles. Le
secretaire, bien digne d'ailleurs d'un tel temoignage, ne put que saisir
cette main venerable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne
sais si je m'abuse, mais un tel trait bien simple, si on l'omettait
quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et
l'on n'aurait pas tout entier devant les yeux l'auteur de l'Essai sur la
Bienveillance.
15 mai 1843.
JOSEPH DE MAISTRE.
En tardant si longtemps, depuis la premiere promesse que nous en avions
faite[181], a venir parler de cet homme celebre, de ce grand theoricien
theocratique, il semble que, sans l'avoir cherche, nous ayons
aujourd'hui rencontre une occasion de circonstance et presque un
a-propos. Les Discussions religieuses, qui font ce qu'elles peuvent pour
se reveiller autour de nous, viennent rendre ou preter a
|