on etait aisement
prodigue de ce qu'on n'avait pas perdu encore; on cumulait legerement
toutes les fleurs. Les gentilshommes faisaient comme ces princes qui se
donnent les agrements de l'_incognito_, certains d'etre d'autant plus
reconnus et honores. Au sortir d'un duel ou l'on avait blesse un ami,
on arrivait au dejeuner de l'abbe Raynal pour y guerroyer contre les
prejuges; on etait le soir du quadrille de la Reine apres avoir joui
d'une matinee patriarcale de Franklin; on courait se battre en Amerique,
et l'on en revenait colonel, pour assister au triomphe des montgolfieres
ou aux baquets de Mesmer, et mettre le tout en vaudeville et en chanson.
Ce qu'il faut se hater de dire a la louange de ces hommes aimables, de
ces courtisans-philosophes si elegants et si accomplis, c'est que,
quand vinrent les epreuves serieuses, ils ne se trouverent pas trop
au-dessous: la fortune eut beau s'armer de ses foudres et de ses orages,
elle echoua le plus souvent contre leur humeur. On sait l'attitude
inalterable de Lauzun au pied de l'echafaud, celle de Narbonne au milieu
des rigueurs fameuses de cette retraite glacee. Sans avoir eu a se
mesurer a ces conjonctures tout a fait extremes, les deux freres
Segur, le comte et le vicomte, avec les nuances particulieres qui les
distinguaient, surent garder, eux aussi, leur bonne grace et toutes
leurs qualites d'esprit, plume en main, dans l'adversite.
Ce que ne garderent pas moins, en general, les personnages de cette
epoque et de ce rang qui survecurent et dont la vieillesse honoree s'est
prolongee jusqu'a nous, c'est une fidelite remarquable, sinon a tous les
principes, du moins a l'esprit des doctrines et des moeurs dont s'etait
imbue leur jeunesse; c'est le don de sociabilite, la pratique affable,
tolerante, presque affectueuse, vraiment liberale, sans ombre de
misanthropie et d'amertume, une sorte de confiance souriante et deux
fois aimable apres tant de deceptions, et ce trait qui, dans l'homme
excellent dont nous parlons, formait plus qu'une qualite vague et etait
devenu le fond meme du caractere et une vertu, la bienveillance.
Mais ne devancons point les temps; nous sommes a ces annees d'avant la
Revolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles.
Pour M. de Segur, cette epoque peut se partager en deux moities separees
par la guerre d'Amerique. A son retour, il entre dans la vie deja
serieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu'alors il n'avait fait
qu'entr
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