s juger,
comme ca, avec tranquillite. Grand-pere ne craignait pas de condamner
son pere devant moi. C'etait la plus forte lecon d'independance que
j'eusse recue, et cette decouverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de
la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilege qui m'etait
venue de la mort. L'irreverence n'etait pas la liberte. On pouvait se
moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait veritablement le
droit d'etre libre, de ne pas accepter les idees de son pere, de ne
pas obeir a ses ordres.
Je n'aurais pas ose formuler ces pensees qui m'assaillaient et je
revins a la politique:
--Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois?
--A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaitront.
--Et le comte de Chambord?
--Oh! celui-la, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son
drapeau blanc.
Le comte de Chambord ainsi traite! Avant de me divertir, cette
plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord etait pour moi un
personnage de legende, aussi lointain et prestigieux que les
chevaliers de ces ballades qui avaient exalte ma convalescence. Sans
doute il n'avait pas soustrait a Titania, la blonde reine des elfes,
la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, a
la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il
vivait en exil, qu'il portait l'aureole des martyrs et qu'on
l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: _notre prince_, et
hochait la tete avec orgueil des qu'on prononcait son nom, comme s'il
lui appartenait. De temps a autre se tenaient au salon des
conciliabules ou l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne
rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramenerait le
drapeau blanc. Mon imagination l'evoquait sans peine a la tete d'une
foule qui brandissait des bannieres, et je ne distinguais pas tres
bien s'il conduisait une armee ou une procession.
A ces confreres prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait a la
vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme
pareil au faucon que les revolutions avaient ruine, divers autres
personnages tires, eux aussi, des _Scenes de la vie des animaux_, et
que je confonds un peu dans ma memoire, et certain pretre fougueux,
l'abbe Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux
ronds et sortant de la tete ne voyaient que de loin, car il se
heurtait a tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la
guerre contre les vases et les potic
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