t autour d'eux de ces hommes plutot encore essentiels que
secondaires, grands dans leur incomplet, les egaux au dedans par la
pensee de ceux qu'ils aiment, qu'ils servent, et qui sont rois par
l'art. De loin ou meme de pres, on les perd aisement de vue; au sein de
cette gloire voisine, unique et qu'on dirait isolee, ils s'eclipsent,
ils disparaissent a jamais, si cette gloire dans sa piete ne detache un
rayon distinct et ne le dirige sur l'ami qu'elle absorbe. C'est ce rayon
du genie et de l'amitie qui vient de tomber au front de M. Joubert et
qui nous le montre.
M. Joubert de son vivant n'a jamais ecrit d'ouvrage, ou du moins rien
acheve: "_Pas encore_, disait-il quand on le pressait de produire, _pas
encore_, il me faut une longue paix." La paix etait venue, ce semble,
et alors il disait: "Le Ciel n'avait donne de la force a mon esprit que
pour un temps, et le temps est passe." Ainsi, pour lui, pas de milieu:
il n'etait pas temps encore, ou il n'etait deja plus temps. Singulier
genie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots: "Le
Ciel n'a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m'a donne pour
eloquence que de beaux mots. Je n'ai de force que pour m'elever, et pour
vertu qu'une certaine incorruptibilite." Il disait encore, en se rendant
compte de lui-meme et de son incapacite a produire: "Je ne puis faire
bien qu'avec lenteur et avec une extreme fatigue. Derriere la force de
beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derriere ma faiblesse il y a de
la force; la faiblesse est dans l'instrument." Mais s'il n'ecrivait pas
de livres, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses
jugements, de ses impressions: ce n'etait pas un gout simplement delicat
et pur que le sien, un gout correctif et negatif de Quintilius et de
Patru; c'etait une pensee hardie, provocante, un essor. Imaginez
un Diderot qui avait de la purete antique et de la chastete
pythagoricienne, _un Platon a coeur de La Fontaine_, a dit M. de
Chateaubriand.
"Inspirez, mais n'ecrivez pas," dit Le Brun aux femmes.--"C'est, ajoute
M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (_aux professeurs de
ce temps-la_); mais ils veulent ecrire et ne pas ressembler aux Muses."
Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il etait
le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui ecoute et qui
frappe la mesure.
Il n'y a plus de public aujourd'hui, il n'y a plus d'orchestre; les
vrais M. Joubert sont dis
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