our retourner dans la direction du
Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au
nombre de trente-deux, et, comme j'avais ete charge de la garde de
police pendant la nuit, je fus aussi charge de l'arriere-garde et de
l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer a coups de
baionnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas
suivre.
Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de
forcats, avec des figures sinistres; les autres etaient des bourgeois
de la moyenne classe et de la police russe, faciles a reconnaitre a
leur uniforme.
Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un
individu affuble d'une capote verte assez propre, pleurant comme un
enfant, et repetant a chaque instant, en bon francais: "Mon Dieu! j'ai
perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!" Je remarquai qu'il
regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il
etait. Il me repondit qu'il etait Suisse et des environs de Zurich,
instituteur des langues allemande et francaise a Moscou, depuis
dix-sept ans. Alors il continua a pleurer et a se desesperer, en
repetant toujours: "Mon cher fils! mon pauvre fils!..."
J'eus pitie de ce malheureux, je le consolai en lui disant que,
peut-etre, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait
mourir comme les autres, je resolus de le sauver. A cote de lui
marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un
jeune et l'autre deja age; je demandai au Suisse qui ils etaient; il
me dit que c'etaient le pere et le fils, tous deux tailleurs d'habits:
"Mais, me repondit-il, le pere est plus heureux que moi, il n'est pas
separe de son fils, ils pourront mourir ensemble!" Il savait le sort
qui l'attendait, car comprenant le francais, il avait entendu l'ordre
que l'on avait donne pour eux.
Au moment ou il me parlait, je le vis s'arreter tout a coup et
regarder avec des yeux egares; je lui demandai ce qu'il avait: il ne
me repondit pas. Un instant apres, un gros soupir sortit de sa
poitrine, et il se mit de nouveau a pleurer en me disant qu'il
cherchait l'emplacement de son habitation, que c'etait bien la, qu'il
le reconnaissait au grand poele qui etait encore debout, car il est
bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non
seulement dans la ville, mais loin encore.
Dans ce moment, la tete de la colonne, qui marchait precedee du
detachement de lanciers polonais, etait arretee et ne savait
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