ur pour un infirme qui faisait de son corps une boite a
pharmacie? Pouvait-on admettre, raisonnablement, qu'elle etait assez
aveugle, ou assez folle, pour preferer a un homme jeune, sain,
vigoureux, doue de toutes les qualites qui rendaient Gaston
irresistible, un invalide chagrin, couvert d'emplatres, qui puait la
maladie, et que les servantes, meme les moins difficiles, refusaient de
soigner. Il avait quitte Peyrehorade en meme temps qu'elle s'installait
a Bordeaux. Cela etait vrai. Mais qu'importait? Est-ce que, s'il y avait
eu complicite entre eux, elle n'aurait pas su obtenir de lui qu'il se
conduisit de maniere a eviter les soupcons? Etait-ce quand il y avait le
plus grand interet dans le present comme dans l'avenir, pour elle et
plus encore pour son enfant, a ne pas les provoquer, qu'elle allait
commettre une imprudence, aussi bete que maladroite?
Douze lettres se succedaient dans ce ton, montrant ainsi que, pendant
plusieurs semaines, Leontine n'avait ecrit a Gaston que pour se
defendre, et que, malgre tout, les griefs de celui-ci ne cedaient point
a ses argumentations. Quand elle ne plaidait point pour sa fidelite,
elle se repandait en protestations de tendresse qui semblaient indiquer
qu'elle avait trouve dans _Manon Lescaut_ un modele, qu'en fille
illettree qu'elle etait, elle imitait servilement: "Je te jure, mon cher
Gaston, que tu es l'idole de mon coeur et qu'il n'y a que toi au monde
que je puisse aimer de la facon dont je t'aime. Je t'adore, compte
la-dessus, mon cheri, et ne t'inquiete pas du reste." Gaston, grand
chasseur bien plus que grand lecteur, et surtout lecteur de romans,
avait pu prendre cela pour de l'inedit et s'en contenter; tel qu'il
etait, il n'y avait rien d'invraisemblable a admettre que Leontine
l'adorait et faisait de lui l'idole de son coeur.
Mais ce dont il ne pouvait certainement pas se contenter, c'etait des
explications relatives a Arthur Burn; la lettre qui suivait celles-la le
prouvait par son papier si use aux plis qu'il avait ete raccommode avec
des bandes de timbres-poste; combien fallait-il qu'il eut ete lu de
fois, relu, tourne et retourne, etudie pour en arriver a cet etat de
vetuste!
"Est-ce que si j'avais eu des reproches a m'adresser, idole de mon
coeur, j'aurais jamais avoue m'etre rencontree avec M. Burn? Est-ce
que, si j'avais voulu nier cette rencontre, je n'aurais pas pu le
faire de facon a te convaincre qu'elle n'avait jamais eu lieu? Ce
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