ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup reve, beaucoup senti; tu m'as
dit, durant ces derniers temps que j'ai passes la-has, des choses trop
remarquables comme grand sentiment de coeur et grande droiture d'esprit
en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur
Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire: _Adieu paniers,
vendanges sont faites!_
Bonsoir, cher ami; lis ma lettre a Fleury et a ta femme, si cela peut
l'interesser, mais a personne autre, je t'en prie; je serais desolee
qu'on me crut occupee a cabaler contre le _National_, parce que je fais
une _Revue_ qu'il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette
sale petite guerre du journalisme! je n'ai pas un mot a repondre a tous
ceux qui me demandent: "Pourquoi le _National_ se separe-t-il de vous?"
Je leur dis que je n'en sais rien.--Silence donc la-dessus. Embrasse ta
femme et tes enfants pour moi.
Helas! je crois que je t'ecris pour tout l'hiver! Je n'ai pas le temps
de causer et de me laisser aller. Ecris-moi toujours; mais ne discutons
plus, cela n'avance a rien. Si la _Revue_ t'embete, en fin de compte, ne
va pas croire que je trouve mauvais que tu la _laches_. Nous avons des
abonnes et nous n'imposons rien, meme a nos meilleurs amis. J'ai la
certitude qu'un jour, on lira Leroux comme on lit le _Contrat social._
C'est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t'ennuie aujourd'hui,
sois sur que les plus grandes oeuvres de l'esprit humain en ont ennuye
bien d'autres qui n'etaient pas disposes a recevoir ces verites dans
le moment ou elles ont retenti. Quelques annees plus, tard, les uns
rougissaient de n'avoir pas compris et goute la chose des premiers.
D'autres, plus sinceres, disaient: "Ma foi, je n'y comprenais goutte
d'abord, et puis j'ai ete saisi, entraine et penetre." Moi, je pourrais
dire cela de Leroux precisement. Au temps de mon scepticisme, quand
j'ecrivais _Lelia_, la tete perdue de douleurs et de doutes sur toute
chose, j'adorais la bonte, la simplicite, la science, la profondeur de
Leroux; mais je n'etais pas convaincue. Je le regardais comme un homme
dupe de sa vertu. J'en ai bien rappele; car, si j'ai une goutte de vertu
dans les veines, c'est a lui que je la dois, depuis cinq ans que
je l'etudie, lui et ses oeuvres. Je te supplie de rire au nez des
paltoquets qui viendront te faire des _Helas_! sur son compte. Tu vois
que je ne te traite pas en _paltoquet_, et que je le defends chaudement
pres de toi. Adieu encor
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