vous apercevez pas qu'en m'exprimant une effusion filiale qui me
touche et qui m'honore, vous vous servez de mots qui, mal interpretes,
seraient le langage de la passion la plus exaltee. J'ai quarante ans;
j'ai toute la raison qu'on doit avoir a mon age. Loin de moi donc la
sotte pruderie de croire que j'ai a me defendre d'une idee folle de
la part de qui que ce soit. Ma vie est serieuse, mes affections sont
serieuses, et mon jugement l'est aussi. Mais je vis parmi des gens
calmes aussi, qui, ne connaissant pas l'enthousiasme meridional, ou ne
se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien a
vos lettres si je les leur montrais. Je brule donc vos lettres aussitot
que je les ai lues, en riant de cette precaution que vous me forcez
de prendre, mais aussi en m'etonnant un peu que, vous qui etes poete,
c'est-a-dire artiste dans le choix des mots, _ouvrier en fait de
langue_, comme on dit aujourd'hui, vous fassiez, sans vous en
apercevoir, de tels contresens.
Mon fils m'apporte toutes mes lettres le matin a mon reveil, et c'est
lui qui me les lit; lui aussi est d'un caractere tranquille, peu
expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernieres lettres
avait ete ouverte par lui, je ne sais ce qu'il en aurait pense; mais
je crois bien qu'il m'aurait demande si vous n'etes pas un peu fou, et
j'aurais ete obligee de lui repondre: "Oui, mon enfant, tous les poetes
le sont."
Encore un sermon: c'est le tiroir aux sermons, aujourd'hui. Vous
adressez a _Juana l'Espagnole_ et a diverses autres beautes fantastiques
des vers que je n'approuve pas. Etes-vous un poete bourgeois, ou un
poete proletaire? Si vous etes le premier des deux, vous pouvez chanter
toutes les voluptes et toutes les sirenes de l'univers, sans en avoir
jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus
delicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter
le coin de votre feu et sans voir d'autres beautes que le nez de votre
portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous
etes un enfant du peuple, et le poete du peuple, vous ne devez pas
quitter le chaste sein de Desiree pour courir apres des bayaderes et
chanter leurs bras voluptueux.
Je trouve la une infraction a la dignite de votre role. Le poete du
peuple a des lecons de vertu a donner a nos classes corrompues, et, s'il
n'est pas plus austere, plus pur et plus aimant le bien que nos poetes,
il est leur copiste, leur si
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