t'aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me
tiraillez, vous m'accusez, il faut bien que je me defende, chaudement,
comme je sens.
Quoi qu'il arrive, je ne pourrai pas faire grand'chose avant le 15 ou
le 20 mai. Il faut que je donne un roman a Veron fin d'avril, ou que je
paye un dedit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu'au 15 mai
pour le conseil de revision de Maurice.
J'ai des affaires a ne savoir ou donner de la tete. Je ne dors pas cinq
heures, et vous m'avez ote, avec vos chicanes, l'enthousiasme qui fait
des miracles. Je t'embrasse et je t'aime.
GEORGE SAND.
CCXLI
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, juin 1844.
Chere amie,
Nous nous portons tous bien; mais tout le monde ici est consterne, et
il y a de quoi s'affliger de voir tant de malheureux ruines par
l'inondation. De memoire d'homme, on n'avait jamais rien vu de pareil
dans nos paisibles contrees. Nos ruisseaux sont devenus subitement des
fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer.
Les routes ont ete interceptees hier par ces filets d'eau, devenus aussi
larges que la Loire et aussi rapides que le Rhone.
M. et madame Viardot, qui s'etaient mis en route pour Paris, n'ont pu
traverser un pont-ecluse, l'eau qui passe sous la voute s'etant mise a
passer par-dessus, effacant toute trace de pont et de chemin. Ils sont
revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous
les foins de riviere sont perdus, et, ce qui ajoute aux desastres, c'est
l'odeur fetide que le retour du soleil donne a ces herbes pourries. Les
plus beaux pres sont devenus de vastes marecages infects, et il y a
beaucoup a craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu'il
soit peu. Nous sommes dans un endroit plus eleve et isole des rivieres;
ainsi n'ayez pas d'inquietude pour nous. Ces exhalaisons ne nous
arrivent pas.
Mais que de miserables vont avoir la mort de leurs proches a pleurer
apres la ruine de leurs subsistances de l'annee! Enfin, je m'effraye
peut-etre a tort, peut-etre que la Providence ne se montrera pas irritee
plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore
combien de noyes il faudra compter.
J'espere que vous etes a Paris et que vous ne songez pas a aller a la
campagne tant que dureront ces bouleversements de l'atmosphere. Si je
n'aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d'y etre venue;
ma
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