tant contre moi-meme. Je ne puis me consoler qu'en me jurant
d'ecrire tant que j'aurai un souffle de vie, contre cette maxime infame
qui gouverne le monde: _Chacun chez soi, chacun pour soi_. Puisque je
ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les
tons.
Bonsoir, mon cher enfant. Voila, j'espere, une longue lettre et ou je
vous parle de moi avec exces, pour repondre a toutes vos questions.
Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma sante est assez bonne, et
mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j'ai renonce a travailler
la nuit. Je ne pouvais plus. J'ai eu quelque peine a me remettre au
courant des heures de tout le monde. Je l'avais essaye cent fois sans
succes. Enfin, je suis parvenue a dormir a minuit et a travailler dans
la journee. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinee, quoi
qu'on fasse, on est toujours derange, et rien ne remplace ce calme
profond et absolu qui se fait de minuit a quatre heures du matin. Mais
il le fallait absolument; je ne dormais pas assez, et ma sante etait
gravement alteree.
Soyez tranquille surtout sur mon amitie. Elle est inalterable pour vous.
Ecrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne reponds
pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites,
a quoi vous pensez, et comment prospere notre chere petite Solange.
Benissez-la pour moi, ainsi que sa mere, et dites-vous a toute heure que
mon coeur est avec vous.
CCLI
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY
Paris, 14 decembre 1845.
J'ai recu ta lettre a Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu
bien de l'ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le desagrement
d'un grand acte d'obligeance fraternelle. Je t'en remercie et te prie de
me pardonner cette course que je t'ai fait faire, mais ou tu as ete bien
utile a notre jeune et jolie parente. J'espere que tu es repose et que
tu ne m'en veux pas d'avoir use de ton zele et de ton bon vouloir.
Nous nous sommes royalement ennuyes au milieu des grandeurs du passe,
surtout les deux premiers jours. Peu a peu pourtant nous nous sommes
trouves plus a l'aise, et nous nous sommes quittes tous fort tendrement.
Le fait est que nos hotes ont ete excellents pour moi et pour mes
enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouve tout le contraire de ce
qui etait a prevoir? Rene tres conserve physiquement, mais vieilli de
cent ans au moral, petrifie comme ses sculptures et s
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