licate parce qu'elle est ardente, que je traversais la plus grave
et la plus douloureuse phase de ma vie. J'ai bien manque y succomber,
quoique je l'eusse prevue longtemps d'avance. Mais vous savez qu'on
n'est pas toujours sous le coup d'une prevision sinistre, quelque
evidente qu'elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers
meme, ou l'on vit d'illusions et ou l'on se flatte de detourner le
coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend
toujours desarmes et imprevoyants. A cette eclosion du malheureux germe
qui couvait, sont venues se joindre diverses circonstances accessoires
fort ameres et tout a fait inattendues. Si bien que j'ai eu l'ame et le
corps brises par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable; car, plus je
reussis a m'en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi
sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant, je le combats sans
relache, et, si je n'espere pas une victoire qui consisterait a ne le
plus sentir, du moins j'arrive a celle qui consiste a supporter la vie,
a n'etre presque plus malade, a reprendre le gout du travail et a ne
point paraitre troublee. J'ai retrouve le calme et la gaiete exterieurs,
si necessaires pour les autres, et tout parait bien marcher dans ma vie.
Maurice a retrouve son enjouement et son calme, et le voila occupe avec
Borie d'un _travail attrayant_. Borie transcrit litteralement le style
de Rabelais en orthographe moderne, ce qui le rend moins difficile a
lire. En outre, il l'expurge de toutes ses obscenites, de toutes
ses saletes, et de certaines longueurs qui le rendent impossible ou
ennuyeux. Ces taches enlevees, il reste quatre cinquiemes de l'oeuvre
intacts, irreprochables et admirables; car c'est un des plus beaux
monuments de l'esprit humain, et Rabelais est, bien plus que Montaigne,
le grand emancipateur de l'esprit francais au temps de la renaissance.
Je ne me souviens plus si vous l'avez lu. Si non, attendez, pour le
lire, notre edition expurgee; car je crois que les _immondices_ du
texte _pur_ vous le feraient tomber des mains. Ces immondices sont
la plaisanterie de son temps; et le notre, Dieu merci, ne peut plus
supporter de telles ordures. Il en resulte qu'un livre de haute
philosophie, de haute poesie, de haute raison et de grande verite est
devenu la jouissance de certains hommes speciaux, savants ou debauches,
qui l'admirent pour son talent, ou le savourent pour son cynisme, la
plupart sans en comprendr
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