s'epaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le
grand farinier. C'etait le plus beau couple de la fete et celui dont
le pas ferme et leger electrisait tous les autres. La meuniere ne put
s'empecher de le faire remarquer a la mere Bricolin, et meme elle ajouta
que c'etait un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne
fussent pas destines l'un a l'autre.
--_Fie pour moi_ (c'est-a-dire, quant a moi), repondit sans hesiter
la vieille fermiere, je n'en ferais ni une ni deux, si j'etais la
maitresse; car je suis sure que ton garcon rendrait ma petite-fille
plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que
Grand-Louis l'aime; ca se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en
rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'a l'argent,
chez nous. J'ai fait la betise d'abandonner tout mon bien a mon fils,
et depuis ce temps-la, on ne m'ecoute pas plus que si j'etais morte. Si
j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose a
mon gre en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est
une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procedes.
Malgre l'adresse que Rose sut mettre a passer d'un groupe a l'autre pour
eviter sa mere et se retrouver toujours, soit a cote, soit vis-a-vis de
son ami, madame Bricolin et sa societe reussirent a la rejoindre et a se
fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'a la fatiguer,
et Grand-Louis s'eloigna prudemment, sentant qu'a la moindre querelle
sa tete s'echaufferait plus que de raison. On avait bien essaye de
l'_entreprendre_ par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair
et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dedaigneux et sa haute
stature avaient contenu aisement la bravoure des Bricolin. Quand il
se fut retire, on s'en donna a coeur joie, et Rose fut fort surprise
d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines
decreter, autour d'elle, que ce grand garcon avait l'air d'un sot,
qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de pretentions, et
qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour _tout un monde_.
Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinement travaille a
developper ce defaut en elle pour qu'elle ne fut pas sujette a y tomber
quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne
et franche nature, et si l'on n'y avait guere reussi, c'est qu'il est
des ames incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a
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