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souffrir. Mais tais-toi, ne parle de cela a personne. C'est un grand
secret, et le sort de la guerre d'Afrique en depend.
Ce discours bizarre effraya beaucoup Rose, et elle n'osa parler
davantage a sa soeur, dans la crainte de l'exalter de plus en plus.
Elle ne voulut pas la quitter que le medecin, qu'on attendait a cette
heure-la, ne fut venu, et meme elle oublia son envie de danser et resta
pensive aupres du lit de la folle, la tete penchee, les deux mains
croisees sur son genou et le coeur rempli d'une tristesse profonde.
C'etait un contraste frappant que ces deux soeurs, l'une si horriblement
devastee par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-meme,
l'autre si bien paree, brillante de fraicheur et de beaute; et
cependant, il y avait de la ressemblance dans leurs traits; toutes deux
aussi couvaient, a des degres differents, dans leur sein, _une amour
contrariee_, comme on dit dans le pays; toutes deux etaient tristes et
graves. La moins abattue des deux etait la folle, qui roulait dans son
esprit egare des esperances et des projets fantastiques.
Le medecin arriva tres-exactement. Il examina la folle avec l'espece
d'apathie d'un homme qui n'a rien a esperer, rien a tenter dans un cas
depuis longtemps desespere.
--Le pouls est le meme, dit-il. Il n'y a pas de changement.
--Pardonnez-moi, docteur, lui dit Rose en l'attirant a part. Il y a du
changement depuis hier soir. Elle crie, elle dort, elle parle autrement
que de coutume. Je vous assure qu'il se fait en elle une revolution. Ce
soir, elle cherche a rassembler ses idees et a les exprimer, quoique
ce soient les idees du delire; est-ce, pire, est-ce mieux que son
abattement ordinaire? Qu'en pensez-vous?
--Je ne pense rien, repondit le medecin. On peut s'attendre a tout dans
ces sortes de maladies, et on ne peut rien prevoir. Votre famille a eu
tort de ne pas faire les sacrifices necessaires pour l'envoyer dans un
de ces etablissements ou des gens de l'art s'occupent specialement des
cas exceptionnels. Moi, je ne me suis jamais vante de la guerir, et je
pense que, meme les plus habiles, ne pourraient en repondre aujourd'hui.
Il est trop tard. Tout ce que je desire, c'est que sa manie de silence
et de solitude ne degenere pas en fureur. Evitez de la contrarier et
ne la faites pas parler, afin que sa pensee ne se fixe pas sur un meme
objet.
--Helas! dit Rose, je n'ose vous contredire, et pourtant c'est si
affreux de vivre toujours seule
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