pour nous?
Quand, pendant de longues annees, on a vecu d'une facon absurde qui
semble savamment combinee pour devorer la vie au tirage force, n'est-il
pas logique que le jour ou l'on se conforme aux lois de la nature,
l'organisme qui n'a pas eprouve de trop graves avaries se repose tout
seul et reprenne son fonctionnement regulier? Voila pourquoi je suis si
heureux de te voir accepter ces exercices un peu violents et ces
fatigues qui ont manque a ta premiere jeunesse; sois certaine que la
medecine fera un grand pas le jour ou elle ordonnera les bains de soleil
et defendra les rideaux et les ombrelles.
--Ils m'amusent, ces exercices.
--N'est-ce pas?
--Il me semble que ca se voit.
--Je veux dire que tu ne regrettes pas l'existence que je vous impose.
--Je m'y suis si bien et si vite habituee que je n'en vois pas d'autre
qu'on puisse prendre quand on a la liberte de son choix.
--Quelle difference entre aujourd'hui et il y a quelques mois!
--C'est en faisant cette comparaison que je me suis bien souvent demande
si les pauvres etres courageux, mais aussi tres malheureux qui
acceptaient cette misere etaient vraiment les memes que ceux qui
habitent ce chateau?
--Ne pense plus au passe.
--Pourquoi donc? N'est-ce pas precisement le meilleur moyen pour
apprecier la douceur de l'heure presente? Ce n'est pas seulement quand
je suis assise, comme en ce moment, avec cette vue incomparable devant
les yeux, au milieu de cette belle campagne, respirant un air embaume,
m'entretenant librement avec toi, que je sens tout le charme de la vie
heureuse qu'un coup de fortune nous a donnee; c'est encore quand, dans
la tranquillite et l'isolement du matin, je travaille a une etude et que
je compare ce que je fais maintenant a ce que je faisais autrefois et
surtout aux conditions dans lesquelles je le faisais, avec les luttes,
les rivalites, les intrigues, les fievres de l'atelier; si je t'avais
conte mes humiliations, mes tristesses, mes journees de rage et de
desespoir, comme tu aurais ete malheureux!
--Pauvre cherie!
--Je ne te dis pas cela pour que tu me plaignes, d'autant mieux que
l'heure des plaintes est passee; mais simplement pour que tu comprennes
le point de vue auquel j'envisage le bonheur que nous devons a
l'heritage de mon oncle. Et ces comparaisons je les fais pour toi comme
pour moi; pour l'atelier Julian, comme pour les bureaux de l'_Office
cosmopolitain_ ou tu avais a subir les stupidites de M. Belmanie
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