peur qu'il ne m'emportat une de mes betes pendant que je poursuivais
celles qui s'ecartaient.
ALCIDE.--Dis-moi donc, Julien, tu pourrais tout de meme faire une
fameuse affaire avec M. Georgy; il ne regarde pas a l'argent; il est
riche, tu pourrais lui vendre une de tes dindes pour huit francs.
JULIEN.--D'abord, je t'ai dit que c'est Mme Bonard qui les vend
elle-meme; ensuite quand je la lui vendrais huit francs, je ne vois pas
ce que j'y gagnerais.
ALCIDE.--Comment, nigaud, tu ne comprends pas que, le prix d'une dinde
etant de quatre francs, tu empocherais quatre francs et tu en donnerais
autant a Mme Bonard?
JULIEN.--Mais ce serait voler, cela!
ALCIDE.--Pas du tout, puisqu'elle n'y perdrait rien.
JULIEN.--C'est vrai; mais, tout de meme cela ne me semble pas honnete.
ALCIDE.--Tu as tort, mon Julien; je t'assure que tu as tort. Laisse-moi
faire ton marche, tu ne t'en seras pas mele; c'est moi qui aurai tout
fait, et nous partagerons le benefice."
Julien reflechit un instant; Alcide l'examinait avec inquietude; un
sourire ruse contractait ses levres.
ALCIDE.--Eh bien, te decides-tu?
--Oui, dit resolument Julien; je suis decide, je refuse; je sens que ce
serait malhonnete, puisque je n'oserais pas l'avouer a Mme Bonard.
ALCIDE.--Mais, mon Julien, ecoute-moi.
JULIEN.--Laisse-moi; je ne t'ai que trop ecoute, puisque j'ai hesite un
instant.
ALCIDE.--Alors tu peux ramener ton troupeau sans moi; ce ne sera pas moi
qui te viendrai en aide.
JULIEN.--Je ne te demande pas ton aide, je m'en tirerai bien tout seul.
Allons, en route, mes dindes, et ne nous ecartons pas."
Julien fit siffler sa baguette, les dindes se mirent en route;
l'Anglais, qui attendait a quelque distance le resultat de la
negociation d'Alcide, ouvrit une grande bouche, ecarquilla les yeux,
et allait se mettre a la poursuite de Julien et de son troupeau, quand
Alcide lui fit signe de ne pas bouger; lui-meme entra dans le fourre et
se trouva en meme temps que Julien au tournant du bois et pres de la
barriere. Profitant du moment ou Julien quittait son troupeau pour
ouvrir la barriere, il saisit une dinde qui etait tout pres du buisson
ou il se tenait cache, et l'entraina vivement dans le fourre.
Puis, se glissant de buisson en buisson jusqu'a ce qu'il eut gagne
l'endroit ou l'avait quitte Julien, il sortit du bois et se retrouva en
face de l'Anglais.
Celui-ci n'avait pas bouge; il se tenait droit, immobile. Quand il vit
venir
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