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comprendre, quand je m'y promene, comment il a pu me paraitre si
grand, et des que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa
veritable importance. C'est peut-etre qu'il etait alors si mal
entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont
les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait a
l'aventure. Dans le verger, ou les poires et les peches que palpaient
nos doigts insinuants ne parvenaient pas a murir avant d'etre
cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma
parole! Et je songeais tout de suite aux forets vierges que
traversaient _les enfants du capitaine Grant_. Une roseraie, chef-
d'oeuvre d'un aieul ami des fleurs, s'epanouissait dans un coin
lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des
arrosoirs. Ma mere, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui
donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allees
etaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher
pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas ete tracees
surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenetres de la
chambre de ma mere coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait
pas, a cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa
plainte monotone remplissait le silence et me predisposait, sans que
je susse pourquoi, a la tristesse.
Je neglige une vigne qui aboutissait aux batiments de ferme, et dont
nous n'etions occupes que pour la soulager de ses raisins, et je viens
enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de
toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. La nous
etions les maitres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant
le mur d'enceinte, qu'une chataigneraie qui n'etait que la
prolongation de notre territoire reserve. Quand je dis: une
chataigneraie, c'est quatre ou cinq chataigniers. Mais un seul fait
deja une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient
descelle un pan de muraille. Par cette breche ouverte, dont je ne
m'approchais pas sans inquietude, je m'imaginais que des voleurs
penetraient.
Il est vrai que j'etais arme. Mon pere m'avait raconte _l'Iliade_ et
_l'Odyssee_, la _Chanson de Roland_ et diverses autres epopees d'ou je
sortais bouillant, impetueux et heroique. J'etais tour a tour Roland
furieux ou le magnanime Hector. Avec une epee de bois je livrais aux
Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats
meurtri
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