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avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait specialement dans les
espaces decouverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son
nom etait Beatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste
departemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brulait
d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu a peu
il fut le Pendu et on ne le designa plus autrement. Tres peu de gens
consentaient a l'employer, a cause de la police qu'il exigeait pour
eviter une catastrophe. Ma mere fut sa providence. On lui confiait les
gros travaux, mais il les abandonnait genereusement a tante Dine qui
etait forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il
considerait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte.
Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard
merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que,
lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce desert, on
pouvait croire que c'etait la meme qui unissait les deux machoires.
Vous comprenez maintenant a quel point notre jardin etait inculte.
L'aurais-je mieux aime couvert de fleurs et de fruits que dans cet
etat lamentable ou il me semblait immense, profond et mysterieux? Cher
vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide a cause de
l'ombre excessive des branches abandonnees a leurs caprices, ou j'ai
tant joue et tant invente de jeux, ou j'ai connu la gloire des
combats, la curiosite des explorations, l'orgueil des conquetes,
l'ivresse de la liberte, sans omettre l'amitie des arbres et la saveur
des fruits cueillis en cachette, vous etes aujourd'hui meconnaissable.
Ratisse, peigne, taille, arrose, du sable fin dans les allees, un
gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautes
nouvelles m'eblouir...
Quand je m'y promene, c'est a l'aventure. J'ecrase les plates-bandes,
je pietine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'a ce que le
nouveau jardinier, qui a remplace a lui seul, et trop bien, Tem
Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix alteree par
l'emotion:
--Faites donc attention, monsieur!
Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite a mon jardin
d'autrefois.
Mais, pour completer ce portrait de la maison, il manque... oh!
presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas.
Le pas de mon pere, personne ne s'y est jamais trompe. Rapide, egal,
sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Des qu'on
l'entendait retentir,
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