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J'etais sur qu'on n'y songerait meme point. Mais rien qu'en approchant
de la grille, j'avais retrouve l'inquietude particuliere qui habitait
alors la maison, comme une invitee ceremonieuse dont la presence
inspire de la gene a tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent
longtemps a l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une
atmosphere penible, presque irrespirable, des pluies de larmes
intermittentes, le murmure lointain des recriminations et des
plaintes. Or, il y avait de l'electricite dans l'air. Ma mere, qui ne
manquait pas d'allumer sa chandelle benite des que le tonnerre
commencait de rouler, multipliait ses prieres, et je voyais bien
qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien
dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une febrile ardeur
guerriere. La colere qui l'echauffait lui communiquait des forces
invincibles, dont le Pendu s'emerveillait et dont patirent des
araignees qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que delogea sans
pitie la tete de loup vengeresse. Elle adressait des menaces a des
ennemis invisibles. Ah! les miserables, ils connaitraient a qui ils
avaient affaire! Les _Ils_ recevaient d'avance de vigoureuses raclees.
Mon pere meme, d'habitude maitre de lui, se montrait absorbe. A table
il lui fallait rejeter la tete en arriere pour chasser les
preoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'apercus qui
s'entretenait a voix basse avec ma mere, en lui donnant lecture de
papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un
evenement considerable, peut-etre un bulletin de victoire ou quelque
malheur, comme il arrive dans un pays quand les armees sont a la
frontiere.
Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses
visibles, mon grand-pere gardait la plus parfaite indifference.
Evidemment l'evenement qui se preparait ne le concernait pas. Il
jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son barometre, il
inspectait le ciel, il predisait le temps, comme s'il ne pouvait y
avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne
changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant
aux choses de la terre, elles etaient denuees de gravite. Une fois mon
pere tenta de lui demander avis ou de lui representer le peril d'une
situation que je ne pouvais guere soupconner. Son discours fut
suppliant, emouvant, pathetique, et plein d'un respect qui ne
reussissait pas a en diminuer l'autor
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