gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne
s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~pere. Mes
parents aimaient la gaiete, se plaisaient meme au bruit que nous
faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie
serieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient
qu'elle merite les plus grands egards. A la premiere visite qu'il
daigna me faire apres s'etre assure de ma guerison, grand-pere,
feuilletant ma bibliotheque, laissa echapper des exclamations:
--Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends,
attends, je t'en apporterai, moi, des livres.
Et il m'apporta, en effet, les _Scenes de la vie privee et publique
des animaux_ et les _Aventures de trois vieux marins_, tous deux ornes
d'illustrations. Ce dernier volume etait dans un piteux etat:
deficelees, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que
la couverture. Il devait etre traduit de l'anglais et son humour me
deconcerta. Ces trois marins, echappes d'un naufrage, abordaient dans
une ile deserte ou ils etaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient
sur un arbre pour echapper a cette bete feroce, et on les voyait, sur
la gravure, agrippes au tronc, juches les uns sur les autres, les
cheveux herisses, les yeux hagards, les doigts de pieds crispes. Le
fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prevoir qu'avec un peu
d'entrainement il les atteindrait. Alors, dans une resolution
farouche, inspiree de la necessite la plus imperieuse, les deux plus
haut perches pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le
forcer a lacher prise, esperant que cette proie suffirait a assouvir
la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils
adressaient a leur malheureux compagnon des paroles funebres et
touchantes:
--Adieu, Jeremie (c'etait son triste nom), nous irons consoler votre
pauvre pere et votre fiancee...
Mais Jeremie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se
raidissait pour ne pas lacher prise. Accoutume aux recits heroiques,
je me fachai contre ces traitres.
Les _Scenes de la vie des animaux_ me parurent plus chargees de sens.
C'etait un recueil bigarre, que toutes les bibliotheques d'autrefois
s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me
revelaient chez les hommes, ou je n'avais vu jusqu'alors que l'image
de Dieu, les traces de l'animalite. Les animaux du livre etaient
costumes en hommes et en femmes, et leur
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