ent bleus quand on les coupe et dont
l'entaille prend aussitot l'apparence d'une affreuse plaie. Dresse par
les craintes contagieuses de tante Dine, j'etais persuade que ses
levres ne tarderaient pas, elles aussi, a bleuir. Je le regardai avec
terreur et curiosite, pour suivre les facheux symptomes. Mais il
digera son poison a merveille:
--Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de cure, pour une
fois, avait raison. La nature est une mere pour nous.
Fort de cette experience, je cueillis aux buissons des baies rouges
qui etaient fort plaisantes a l'oeil, et j'eus de fortes coliques.
Grand-pere devait etre un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre
chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, mefiante, ne
manquait pas de s'ecrier:
--Encore ces horreurs!
Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement
comestibles, qu'elle excellait a faire sauter au beurre ou a preparer,
en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, releves d'un filet de vinaigre.
Ainsi accommodes, les petits bolets, frais, blancs et craquants,
embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'etais mis a
en manger.
De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les
fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais a les brouter dans
la main pleine, comme les chevres font du sel qu'on leur presente. Il
est vrai qu'on m'avait defendu les crudites: la notion du devoir
commencait de s'alterer en moi, et je preferais m'en tenir a la nature
maternelle que vantait mon grand-pere et qu'il suffit d'invoquer pour
etre servi a souhait. Grand-pere la celebrait sans cesse. Il lui
adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du
chapelet que recitait tante Dine et ma mere. Et il profitait de toutes
les occasions pour me precher l'aversion des villes et la douceur des
champs. Les cites, comme il disait, regorgeaient de gens feroces et
cupides qui s'entre-tuaient pour une piece de monnaie, tandis qu'au
village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les
uns les autres d'un coeur fraternel.
Un jour, nous fumes invites par un paysan qui nous offrit sa tonnelle
a demi defoncee pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose
avec la creme du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets
frugal et innocent. Nous en fimes un melange si savoureux que je fus
incline a croire aveuglement desormais au bonheur universel, pourvu,
toutefois, que l'on consentit a abandonne
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