Une
nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue,
eclairait sa chambre, il s'etait precipite par la fenetre pour le
souffler, et on l'avait ramasse, en chemise, un peu moulu, mais sain
et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-meme? La
veille, precisement, il avait engage avec son double une longue
conversation tres interessante et ne l'avait quitte qu'aux abords de
la ville en lui disant: "Au revoir."
On l'ecoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes
d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas
rendu a toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi
aucune incredulite?
J'ignorais la profession qu'exercait Cassenave, car il tranchait sur
tout avec competence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passe par
les metiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que
deux autres membres du groupe, Gallus et Merinos, etaient des artistes
de genie. Gallus, musicien, s'adressait specialement a grand-pere
comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbecillite
generale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils
affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs
apartes, de quelques breves indications algebriques: le courant
aussitot s'etablissait et les voila roulant des yeux blancs parce que
l'un ou l'autre avait fait allusion a l'allegro de la symphonie en
_ut_ mineur, a l'andante de la quatorzieme sonate, ou au scherzo en
_si_ bemol du septieme trio, qu'ils appelaient en se pressant les
mains, comme pour se feliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe.
On ne les derangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre
suffisait a dechainer, et meme on les considerait avec respect. De
temps a autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine
crainte d'etre pris en pitie pour n'avoir pas employe les termes
exacts:
--Et votre drame lyrique sur la _Mort de l'Olympe_?
--Il avance, repondait imperturbablement le compositeur.
--Ou en etes-vous?
--Toujours au prelude. Je ne suis pas presse. Une vie est a peine
suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis
une dizaine d'annees.
Ce devait etre un opera prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du
reste, rien qu'a regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le
poids d'une si vaste entreprise. Son corps etait chetif, malingre,
rabougri comme un poirier que mon pere avait ordonne d'arracher de la
cour. Une
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