ite. Etendu sur le plancher, je
n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne
retenais que des mots qui peu a peu me remplissaient d'epouvante:
_Gestion irreguliere, responsabilite, hypotheque, condamnation, ruine
totale, vente aux encheres_. Enfin je recus cette affreuse conclusion
comme un coup de canne sur la tete:
--Alors il nous faudra quitter la maison?
Quitter la maison! Grand-pere, je le vois encore, leva un peu le bras
d'un geste fatigue, comme s'il ecartait une mouche, le laissa retomber
le long de son corps et repliqua avec une grande douceur qui, tout
d'abord, me trompa sur ses intentions:
--Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ca m'est
completement egal.
Puis, s'accompagnant de son eternel petit rire, il ajouta:
--Eh! eh! quand on est locataire, on reclame des reparations. Chez soi
on n'en fait jamais.
Ce fut a ce moment que mon pere m'apercut. Ses yeux etaient si
terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se
contenta de me dire, sans hausser la voix:
--Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place.
Je me sauvai, stupefait de cette mansuetude qui contrastait si
etrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un temoignage du
prodigieux empire qu'il exercait sur lui-meme. Je m'elancai au jardin,
emportant, comme une bombe sous le bras, cette declaration formidable
: _Qu'on habile une maison ou une autre..._ L'idee ne m'etait jamais
venue, ne me serait jamais venue, qu'on put habiter une autre maison.
J'avais l'impression d'avoir assiste a un sacrilege, et en meme temps
ce sacrilege s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu
de sanction immediate, et qu'il s'etait accompli sans aucune solennite
comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase
eut ete prononcee a la cantonade, negligemment et du bout des levres?
Pour la premiere fois mes notions de la vie etaient bouleversees. Je
fis part de mon desarroi a Tem Bossette qui ruminait appuye sur sa
pioche. Il me preta une oreille complaisante, mais en profita pour me
confier cette histoire personnelle:
--J'avais un fils a l'hopital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je
l'ai plie dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a
passe chez nous.
Je ne saisissais pas l'actualite de son recit qu'il me debita
fierement, comme s'il rappelait un trait d'heroisme. Puis il
condescendit a des explications:
--C'est votre proces qui les travaille.
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