amais de nous, mais
quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait
avec bienveillance. Or, il semblait fort irrite: sa robe de chambre
degrafee, son bonnet grec rejete en arriere, sa barbe en desordre lui
donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manieres
habituelles. D'une voix aigre il nous interpella:
--Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison!
Fermez-moi cette armoire, et tout de suite!
Nous avions trouble sa sieste, et son egalite d'humeur s'en
ressentait. Aussitot nous fermames l'armoire. Et nous connumes
d'avance l'horreur des decrets et des lois d'exception. La devotion de
Melanie et d'Etienne en fut augmentee, comme il arrive en temps de
persecution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains
qu'elle ne fut attiedie.
Elle subit peu apres une autre atteinte. La Fete-Dieu se celebrait
dans notre ville avec une pompe et un eclat incomparables. On venait
de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si
imposants, de si nobles spectacles? On les a remplaces par des
reunions de gymnastes ou de societes de secours mutuels dont la
vulgarite est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont
jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et
dans l'emotion generale, la presence de Dieu.
La rivalite des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour
sa bonne renommee. On les composait avec de la mousse et des fleurs,
que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de
geraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingenieusement
d'autres dessins pieux plus compliques. Pour eux l'on depouillait
impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau etait eleve sur
une terrasse plantee de vieux arbres, qui dominait le lac.
Le matin, toutes les fenetres guettaient le jour, imploraient le ciel
pour obtenir un temps favorable. Les rues etaient bordees de sapins et
de melezes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient
de la montagne dans leurs chars a boeufs. Les rubans, jetes d'un cote
a l'autre comme des cables legers au-dessus d'un fleuve, supportaient
des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs
de triomphe improvises. Et de-ci, de-la, pour mieux orner sa facade,
chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculee, des
images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des
corbeilles de roses pour ravitailler le bata
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