penetrait jusqu'aux chambres
les plus retirees, et en meme temps versait aux coeurs une force
nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, a ce que pretendent
les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le
diner a cause de tous les clients qui se pendaient apres lui, on
n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait
comme un edit:
--A table!
Et les habitants disperses se rassemblaient en hate.
--Quelle voix! protestait grand-pere qui sursautait.
Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou
moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui
ou les batailles sont escamotees comme si elles se gagnaient toutes
seules: --_A la voix de leur chef, les soldats s'elancerent a
l'assaut... A la voix de leur general, les troupes se reformerent_...
sans entendre cette voix de mon pere dont toute la maison vibrait. Tem
Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la
vigne. Le pas annoncait la presence, mais la voix ordonnait. Cependant
les ouvriers ne dependaient pas de mon pere; mais pour eux, mais pour
tous, il etait le chef. Tout, chez lui, contribuait a donner cette
impression la taille, le visage aux traits droits, barre d'une
moustache dure et courte, les yeux percants dont on ne supportait pas
volontiers le regard. De sa personne se degageait une sorte de
fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien
qu'en disant: _Mon neveu_. Elle en eclatait d'orgueil. Le grenadier
du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de
l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas echappe, et meme dans
ma revolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais
l'esprit de liberte nous porte a contredire nos plus surs instincts
sous pretexte d'affranchissement.
Ne croyez pas qu'il fut severe avec nous. Il ne tirait sur la bride
que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais
rencontre chez personne une telle aptitude a commander. Malgre sa
profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos
etudes et de nos jeux, et meme il les elargissait par les recits
d'epopee qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma memoire les a des
lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les
portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passe des
ancetres, mais je ne pouvais oublier que ce n'etait que de la mauvaise
peinture. Quand nous nous
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