ouvenir des paroles de Vimard me pesait sur
le coeur; en regardant Clotilde et M. de Solignac je me disais, je me
repetais que c'etait impossible, absolument impossible, et cependant je
les regardais, je les epiais.
Heureusement rien de ce que je craignais ne se realisa: Clotilde entra
la premiere dans la salle a manger, et comme la femme n'etait rien dans
la maison du general, celui-ci placa a sa droite et a sa gauche l'abbe
Peyreuc et M. de Solignac. Assis pres de Clotilde, frolant sa robe,
je respirai. Pourvu qu'on n'entreprit pas ma conversion politique, je
pouvais etre pleinement heureux; apres le diner, si M. de Solignac
m'emmenait dans le jardin pour me catechiser, je saurais me defendre.
Mais un mot dit par hasard ou avec intention ne nous entrainerait-il pas
dans la politique pendant ce diner? la question etait la.
Tout d'abord les choses marcherent a souhait pour moi, grace au general
et a l'abbe Peyreuc, qui s'engagerent dans une discussion sur "le
maigre." Le general, qui avait connu chez Murat le fameux Laguipierre,
racontait que celui-ci lui avait affirme et jure qu'au temps ou il etait
cuisinier au couvent des Chartreux, la regle traditionnelle dans cette
maison etait de faire des sauces maigres avec "du bon consomme et du
blond de veau." L'abbe Peyreuc soutenait que c'etait la une invention
voltairienne, et la querelle se continuait avec force droleries du cote
du general, qui tombait sur les moines, et contait, a l'appui de son
anecdote, toutes les plaisanteries plus ou moins grivoises qui avaient
cours a la fin du XVIIIe siecle. L'abbe Peyreuc se defendait et
defendait "la religion" serieusement. Tout le monde riait, surtout
le general, qui meprisait "la pretraille" et n'admettait le pretre
qu'individuellement "parce que, malgre tout, il y en a de bons: l'abbe,
par exemple, qui est bien le meilleur homme que je connaisse."
Mais au dessert ce que je craignais arriva: un mot dit en l'air par le
negociant nous fit verser dans la politique, et instantanement nous y
fumes plonges jusqu'au cou.
--Il parait qu'on a encore decouvert des complots, dit M. Garagnon.
--On en decouvrira tant que nous n'aurons pas un gouvernement assure du
lendemain, repliqua M. de Solignac; tant que les partis ne se sentiront
pas impuissants, ils s'agiteront, surtout les republicains, qui croient
toujours qu'on veut leur voler leur Republique. Ces gens-la sont comme
ces meres de melodrame a qui l'on "a vole leur enfant."
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