silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour
faciliter l'embarquement.
La mer, chargee de phosphore, s'ouvrait sous les carenes des
barques qui transbordaient les bagages et les munitions; chaque
secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et
de chaque aviron degouttaient les diamants liquides.
On entendait les marins, joyeux des largesses de l'amiral,
murmurer leurs chansons lentes et naives. Parfois le grincement
des chaines se melait au bruit sourd des boulets tombant dans les
cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le coeur comme la
crainte, et le dilataient comme l'esperance. Toute cette vie
sentait la mort.
Athos s'assit avec son fils sur les mousses et les bruyeres du
promontoire. Autour de leur tete passaient et repassaient les
grandes chauves-souris, emportees dans l'effrayant tourbillon de
leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul depassaient l'arete de la
falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui
provoque au neant.
Quand la lune fut levee en son entier, caressant de sa lumiere les
pitons voisins, quand le miroir de l'eau fut illumine dans toute
son etendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouee
dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes
ses idees, tout son courage, dit a son fils:
-- Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul; il nous a faits
aussi, pauvres atomes meles a ce grand univers; nous brillons
comme ces feux et ces etoiles, nous soupirons comme ces flots,
nous souffrons comme ces grands navires qui s'usent a creuser la
vague, en obeissant au vent qui les pousse vers un but, comme le
souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime a vivre,
Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes.
-- Monsieur, repliqua le jeune homme, nous avons la, en effet, un
beau spectacle.
-- Comme d'Artagnan est bon! interrompit tout de suite Athos, et
comme c'est un rare bonheur que de s'etre appuye toute une vie sur
un ami comme celui-la! Voila ce qui vous a manque, Raoul.
-- Un ami? s'ecria le jeune homme; j'ai manque d'un ami, moi!
-- M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte
froidement; mais je crois qu'au temps ou vous vivez, les hommes se
preoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de
notre temps. Vous avez cherche la vie isolee; c'est un bonheur;
mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevres
de ces delicatesses qui font votre joi
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