vous, Claude peut souffrir plus qu'il n'eut
souffert par moi seul...
--C'est donc de Claude que tu as a te venger?
Belgodere venait d'achever le flacon. Il baissa la tete qu'il laissa
tomber dans ses deux mains enormes. Fausta fit un signe: un flacon plein
remplaca aussitot sur la table le flacon vide.
--Ecoutez, dit alors Belgodere, j'ai l'air d'une brute, n'est-ce pas?
Je ressemble a un de ces fauves qui ont a peine visage humain? Que
diriez-vous si je vous apprenais que, dans la poitrine du fauve, il y a
un coeur d'homme? Pourtant, cela est, reprit Belgodere; si inconcevable
que cela puisse paraitre, j'ai eu un coeur, puisqu'il y a eu une epoque
de ma vie ou je ne songeais ni a la haine, ni a la vengeance, une epoque
ou j'ai aime!
Belgodere s'etait tu, plonge dans son passe.
--Continue! dit Fausta imperieusement.
--Il a donc ete un temps, poursuivit Belgodere, ou je n'etais pas ce que
je parais etre. Un jour, je m'apercus que j'etais amoureux... Ce n'est
rien pour un autre homme: pour moi, c'etait terrible. En effet, j'etais
tres laid, et je le savais... on me l'avait tant repete... J'etais le
plus fort, le plus redoute de ma tribu. Mais, moi, je tremblais devant
Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu'autour de Magda
rodaient cinq ou six beaux garcons, dont le plus laid etait cent fois
plus beau que moi. Jamais je n'osai dire un mot a Magda. Seulement,
quand je passais pres d'elle, je sentais son regard noir peser sur moi.
Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi.
Un soir, je reunis les amoureux de Magda. Quand ils furent reunis, je
l'envoyai chercher elle-meme. Elle vint, et je lui dis: "Magda, voici
que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme."
Magda sourit et, designant comme au hasard l'un de mes rivaux, lui dit:
"C'est toi que je choisis."
--Ah! pauvre Belgodere! fit railleusement Fausta.
--Oui, dit le bohemien, mais vous allez voir. Je me placai devant
l'homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes
plus tard, je le renversai et, quand je le tins, la poitrine sous mes
genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Alors
Magda dit tranquillement: "Je ne veux pas d'un homme sans oreilles.--Eh
bien, choisis-en un autre! "Le voici", dit-elle en designant un deuxieme
amant. Je me placai devant celui-ci, comme je m'etais place devant le
premier. La bataille recommenca et dura cette fois dix
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