tus.
[Note 198; "Domino specialiter, sua singulariter." (_Ab. Op_., ep.
VI, p. 78.)]
Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont un monument unique dans la
litterature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent
ans apres que le tombeau se fut ferme sur eux, Jean de Meun traduisit
ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore,
temoignage irrecusable du vif interet qu'elles inspirerent de bonne
heure aux poetes. Comme la langue des passions qui sont eternelles est
pourtant changeante, et suit les vicissitudes du gout et les modes de
l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altere pour
l'embellir, l'expression premiere de ces ardents et profonds amours. Si
l'auteur du poeme de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe
siecle, une humble naivete, dedaignee par Abelard, inconnue d'Heloise,
Bussy-Rabutin, avec le francais du XVIIe, leur pretait, dans un
excellent style, un ton d'elegante galanterie, autre sorte de mensonge.
Ainsi, un episode historique fixe par des documents certains est devenu
comme un de ces themes litteraires qui se conservent et s'alterent par
la tradition, et qui se renouvellent selon le genie des epoques et des
ecrivains. Peut-etre meme y a-t-il eu des temps ou tout le monde ne
savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des
esprits, les noms d'Abelard et d'Heloise ont ete pres de se confondre
avec ceux des heros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
aventures pour en faire le sujet de recits passionnes ou de
correspondances imaginaires. On ne s'est pas borne a retoucher, a
paraphraser leurs lettres, on leur en a fabrique de nouvelles, et la
realite a fait place a la fiction. La poesie est venue a son tour; elle
a prete a ces amants d'un autre age les finesses de sentiment, les
combats, les remords qui conviennent a la morale dramatique des temps
modernes. Elle a denature leur amour reel, croyant le rendre plus
interessant; et telle est la puissance de certaines conventions
litteraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits.
L'Heloise de Pope est devenue, pour de certaines epoques, l'Heloise de
l'histoire, a ce point que l'auteur du _Genie du Christianisme_, voulant
peindre l'amante chretienne, n'a imagine rien de mieux que de la
chercher dans les vers de Colardeau[199].
[Note 199: _Gen. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces
mots: "Femme d'Abeillard, elle (Heloise) vit et elle vit p
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