ait sans lui repondre; son ame polonaise
tressaillait de joie.
Natasha: "Mais parlez, repondez-moi! c'est donc bien difficile, bien
terrible d'avoir pitie de ceux qui souffrent, qu'on arrache a leurs
familles, qu'on enleve a leurs parents, qu'on envoie en Siberie?
"Assez, assez! dit Jackson de plus en plus trouble. J'ai pitie de ces
infortunes... Si vous saviez!... Mais assez, plus un mot! Je vous en
conjure."
Natasha: "Bien, nous n'en parlerons plus... avec vous, car j'en cause
souvent avec maman. Je suis bien aise de vous avoir enfin attendri
sur... Pardon, je me sauve pour ne pas recommencer."
Et Natasha, riante et legere, s'echappa en courant et vint raconter ses
succes a sa mere et a son oncle.
"Je l'ai converti, maman; il a enfin pitie de ces pauvres Polonais. Il
me l'a dit, mais il ne veut pas qu'on en parle; c'est singulier qu'un
homme si bon deteste des gens si malheureux et si courageux?
"Natasha, dit le general, qui riait et se frottait les mains, sais-tu
que nous partons dans huit ou dix jours?"
Natasha: "Tant mieux, mon oncle; nous serons tous contents de nous en
aller a cause de maman. Et puis..."
Natasha rougit et se tut.
Le general: "Et puis quoi? De qui as-tu peur ici? Acheve ta pensee,
Natashineka."
Natasha: "Mon oncle,... c'est que c'est mal d'etre enchantee de quitter
ma tante et mes cousins?"
Le general: "Et pourquoi es-tu enchantee de les quitter?.. Parle sans
crainte, Natasha; dis-nous toute la verite."
Natasha: "Eh bien, mon oncle, puisque vous voulez le savoir, c'est parce
que ma tante est mechante pour mes freres, qu'elle appelle des anes et
des pauvrards; pour Jacques et Paul, qu'elle gronde sans cesse, qu'elle
appelle des petits laquais, qu'elle menace de faire fouetter; pour ce
bon M. Jackson, dont elle se moque, qu'elle oblige a porter son chale,
son chapeau, qu'elle traite comme un domestique; tout cela me fait de la
peine, parce que je vois bien que M. Jackson n'est pas habitue a etre
traite ainsi; les pauvres petits Derigny pleurent souvent, surtout Paul.
Quant a mes cousins, ils taquinent mes freres, tourmentent Jacques et
Paul, et disent des sottises a M. Jackson, qui protege les pauvres
petits. Vous pensez bien, mon oncle, que tout cela n'est pas agreable."
Le general, riant: "C'est meme tres desagreable! Viens m'embrasser,
chere enfant.. Encore huit jours de patience, et tu seras comme nous
delivree des mechants. En attendant, je te permets d'etre enchant
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