es attendait leur pere. Mme
Papofski ne fut regrettee de personne; sa mort fut l'heure de la
delivrance pour ses enfants comme pour ses malheureux domestiques et
paysans.
XVIII
RECIT DU PRINCE FORCAT
Pendant que ces evenements tragiques se passaient a Gromiline. le
general et ses compagnons de route continuaient gaiement et paisiblement
leur voyage. Le prince Romane raconta a Natasha les principaux
evenements de son arrestation, de sa reclusion, de son injuste
condamnation, de son horrible voyage de forcat, de son sejour aux mines,
et enfin de son evasion[10].
[Note 10: Les passages les plus interessants du recit qu'on va
lire sont pris dans un livre historique plein de verite et d'interet
emouvant: Souvenirs d'un Siberien.]
"J'avais donne un grand diner dans mon chateau de Tchernoigrobe, dit le
prince, a l'occasion d'une fete ou plutot d'un souvenir national...
--Lequel? demanda Natasha.
--La defaite des Russes a Ostrolenka. Dans l'intimite du repas j'appris
que plusieurs de mes amis organisaient un mouvement patriotique pour
delivrer la Pologne du joug moscovite. Je blamai leurs projets, que je
trouvai mal concus, trop precipites, et qui ne pouvaient avoir que de
facheux resultats. Je refusai de prendre part a leur complot. Mes amis
m'avaient quitte mecontents; fatigue de cette journee, je m'etais couche
de bonne heure et je dormais profondement, lorsqu'une violente secousse
m'eveilla. Je n'eus le temps ni de parler, ni d'appeler, ni de faire un
mouvement: en un clin d'oeil je fus baillonne et solidement garrotte.
Une foule de gens de police et de soldats remplissaient ma chambre; une
fenetre ouverte indiquait par ou ils etaient entres. On se mit a visiter
tous mes meubles; on arracha meme les etoffes du canape et des fauteuils
pour fouiller dans le crin qui les garnissait; on me jeta a bas de mon
lit pour en dechirer les matelas; on ne trouva rien que quelques pieces
de poesies que j'avais faites en l'honneur de ma patrie morcelee,
opprimee, ecrasee. Ces feuilles suffirent pour constater ma culpabilite.
Je fus enveloppe dans un manteau de fourrure, le meme qui m'a cause une
si vive emotion a Gytomire.
--Ah! je comprends, dit Natasha; mais comment s'est-il trouve a
Gytomire?
--Quand le temps etait devenu chaud, pendant mon long voyage de forcat,
ce manteau genait mes mouvements, deja embarrasses par des fers pesants
et trop etroits qu'on m'avait mis aux pieds, et je le vendis a un juif
de Gytom
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